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Fragments d'un discours au pays

 

Le pays n'est pas venu à moi, il a fallu que j'aille à lui.


Mercredi 30.07.13 - 13.31h

 

Mon rapport à la Suisse n’a jamais été immédiat. Ou alors, s’il devait doucement le devenir, il n’y aurait là que le produit d’une lente maturation, ces choses qui viennent avec l’âge, comme la passion de la nature, ou l’éclatante confirmation de ce qui m’emporte depuis toujours : la musique, la poésie. À quinze ans, j’aimais avec folie Rimbaud et Wagner, aujourd’hui plus encore. Mais franchement, à quinze ans, l’attachement à la Suisse n’était pas ce qu’il a mis du temps à devenir. Beaucoup de temps.

 

À cause de cela, je dis que mon patriotisme est culturel. Je ne l’ai acquis que sur la durée, en fonction d’innombrables lectures, dans deux, parfois même trois, de nos langues nationales. Lorsque j’ai passé ma Maturité, quelques mois avant mes dix-huit ans, je n’avais franchement pas grande idée de l’Histoire suisse, qui ne nous avait pas été enseignée avec un excessif talent, alors que celles de la France, de l’Allemagne, m’habitaient déjà complètement. Franchement dit, en ce mois d’avril 1976, mes compagnons de volée de Maturité fédérale et moi considérions l’Histoire de notre pays comme un pensum indigeste. Nous avions, je le sais maintenant, totalement tort, mais comment diable, avec  cet enseignement si chétif et si désincarné, eût-il pu en être autrement ?

 

Le pays n’est pas venu à moi, il a fallu que j’aille à lui. Et je crois que ce trajet de volonté, qui passe par la connaissance, est celui de très nombreux Suisses. J’ai accompli quelque cinq cents jours d’armée, entre 1977 et le début des années 1990, à peu près dans tous les coins de la Suisse, y compris le Tessin, je crois aujourd’hui que ma motivation était d’aller vers le pays, faire un geste vers lui. Elle était celle, aussi, simple et tranquille, de l’immense majorité de mes camarades. Journaliste, j’ai immédiatement opté, à l’étonnement de certains, il y a bientôt trente ans, pour travailler en rubrique nationale. C’était au Journal de Genève. Je n’oublierai jamais cette époque.

 

Il m’a fallu aller vers le pays. Férocement, je le voulais. Il ne m’a jamais appelé à lui, il n’y a pas eu de voix, ni vocation ni Domrémy, juste ma volonté de comprendre. Déjà, dans la presse, d’autres propositions me venaient, soit purement genevoises, soit internationales, certains patrons de l’époque m’ont même demandé pourquoi diable je m’accrochais à une rubrique aussi ennuyeuse à leurs yeux. Réponse : parce qu’elle ne l’était pas ! Je le sentais profondément, même si je n’avais pas encore la connaissance suffisante pour l’établir. Je savais qu’aller vers la Suisse exigeait la lente imprégnation d’une Histoire nationale (au moins depuis 1798, 1848) et de vingt-six Histoires cantonales. Je savais qu’il faudrait du temps. Je ne prétends pas ici qu’il faille passer par l’Histoire, je dis simplement que c’est mon mode à moi, mon chemin d’initiation. Chacun fait ce qu’il peut.

 

Cet outillage de connaissance, c’est la Radio Suisse Romande qui me l’a donné. D’abord, en me nommant début 1991 correspondant parlementaire à Berne, où je me suis littéralement défoncé, tellement j’ai aimé ce biotope. Mais surtout, en me permettant de réaliser un nombre considérable d’émissions historiques. À cet égard, l’année 1998, qui marquait le 150e de la Suisse fédérale et le 200e de la République Helvétique, où j’ai creusé toutes les Histoires des cantons et réalisé des émissions dans l’ensemble du pays, a été une prise de conscience déterminante. À partir de ce moment-là, j’ai commencé, par moi-même, à dévorer toutes les thèses et tous les mémoires sur notre Histoire politique aux 19ème et 20ème siècles, mais aussi celle de notre presse.

 

J’avais mordu à l’hameçon. J’éprouvais tout autant de plaisir, enfin, sur la Suisse que sur la Troisième République française, l’époque bismarckienne ou le Risorgimento. Quelque chose, de l’ordre d’une adhésion, s’était produit. S’il fallait ne citer qu’un nom d’historien romand à qui je dois tant dans l’ordre de cette initiation, ce serait Olivier Meuwly, l’homme qui nous a tant éclairés sur notre Histoire politique au 19ème siècle.

 

Non, mon rapport au pays n’est pas immédiat. Mais hors de la musique, de la poésie, hors du sentiment de la nature, existe-t-il au fond beaucoup de choses qui le soient ? Nos adhésions, nous avons besoin de les construire.  Aller vers une langue, vers un poète étranger, exige de longues années de grammaire, d’initiation à la métrique. Et un jour, oui, Homère ou Hölderlin, Pindare ou Paul Celan, Brecht ou Sophocle. N’étant pas immédiatement patriote à l’âge de quinze ans (d’autres, sous d’autres latitudes, le furent, et jusqu’au sacrifice, je les admire infiniment), il m’a fallu cheminer vers le charme fragile, multiple, infini de ce petit pays aux équilibres si précaires. Des décennies de chemin ! Je ne parle ici que pour moi, n’entends en rien ériger mon expérience en modèle, respecte toutes les autres formes d’adhésion, ou d’ailleurs de non-adhésion. Mais moi, en toutes choses, en littérature comme en Histoire et au fond comme dans les romans familiaux, j’ai besoin de visiter en profondeur le passé.

 

L’été dernier, j’ai passé des nuits entières sur les archives en ligne (bravo à eux de les rendre accessibles !) du Confédéré, le grand journal radical valaisan. 150 ans d’Histoire cantonale, de la grande politique aux petites annonces, et jusqu’à ces mortuaires où j’ai retrouvé mes grands-parents, côté paternel. Parce que, côté maternel, on ne publiait pas exactement chez les radicaux ! Cette année, je me suis plongé dans les archives audiovisuelles. J’ai retrouvé par hasard le reportage que j’avais fait au National le lundi 7 décembre 1992, lendemain du « dimanche noir ». Les députés tentaient de s’exprimer sur la fracture, ou plutôt les fractures, de la veille. Les Romands étaient groggys. Un homme, reconnaissant qu’on avait sous-estimé les « forces obscures » du pays, s’était exprimé avec beaucoup d’intelligence et de lucidité. C’était un Valaisan de cinquante ans, chef du groupe radical. Il s’appelait Pascal Couchepin.

 

Aujourd’hui plus que jamais, tenter le saisir les « forces obscures » du pays me passionne. Par « obscur », j’entends ce qui m’échappe. Ce qui se dérobe à mon entendement. Ce qui glisse au-delà des Lumières et de la Raison. Car si le langage politique exige l’argumentation organique du discours articulé, l’adhésion patriotique, quant à elle, relève du sentiment et d’une immédiateté qui précisément n’a longtemps pas été la mienne. Disons jusqu’à une période très récente.

 

À tous, j’adresse mes amitiés et ma ferveur confédérales à l’occasion des festivités de ces prochains jours, autour de notre Fête nationale.

 

 

Pascal Décaillet

 

 

 

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