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  • Ziegler dérape

    Chronique publiée dans la Tribune de Genève - Jeudi 30.10.08

     

    Depuis trente ans, j’éprouve pour Jean Ziegler amitié et admiration. Il ne m’en voudra donc pas (ou plutôt si, il m’en voudra) d’affirmer ici que sa dernière déclaration sur les banquiers relève du populisme et de l’amalgame les plus honteux. Interrogé sur le site d’informations et de débats Rue89, il appelle à la création d’un « tribunal de Nuremberg pour juger les prédateurs qui ont provoqué ça ». Si, il a dit cela : je viens de visionner la bande, pour en avoir le cœur net.

    Longtemps, j’ai aimé cette complexité, cette dimension culturelle de l’homme, avec qui on pouvait réciter des vers d’Hölderlin, sur des terrasses d’été. Son courage également, sa solitude, son sens du combat, aussi éloignées ses idées fussent-elles des miennes. Mais là, c’est trop. « Nuremberg », ça ne passe pas. J’ai trop lu sur Panama, Stavisky, ces moments de l’Histoire où une société tout entière se met à rejeter, en vrac, le monde des affairistes. On sait, in fine, où cela peut nous mener. Lisez certains passages de la « Dépêche du Midi », du temps de Jaurès, vous comprendrez.

    Dieu sait si la crise actuelle doit nous amener à redéfinir l’économie réelle par rapport aux spéculations de casino. Mais « Nuremberg », cette mise au ban d’infamie, sur le même plan que les responsables du pire régime du vingtième siècle, de la part d’un intellectuel, cela ne passe tout simplement pas. Je demande à Jean Ziegler de revenir sur ces mots.

     

    Pascal Décaillet

  • Détestable arrogance

    Chronique publiée dans le Nouvelliste du jeudi 23.10.08

     

    En chargeant Micheline Calmy-Rey de convoquer l’ambassadeur d’Allemagne pour lui signifier sa façon de penser, le Conseil fédéral a pris, hier, une décision salutaire et courageuse. Il n’y avait aucune autre réponse à donner à ce pays certes ami, mais dont le ministre fédéral des Finances, Peer Steinbrück, avait totalement dépassé les bornes mardi, en déclarant que la Suisse méritait d’être inscrite sur la « liste noire » des paradis fiscaux. Comme une vulgaire République bananière.

    Micheline Calmy-Rey ne devrait pas avoir à forcer sa nature pour transmettre à l’Allemagne le vif mécontentement du gouvernement suisse. A contre-courant de son parti, la ministre des Affaires étrangères a souvent rappelé, dans toutes les questions concernant le secret bancaire, le principe de souveraineté de la politique fiscale suisse. Elle avait même ajouté que ce principe n’était pas négociable. Cela lui avait valu les écumes de rage de nombre de socialistes, les quolibets des humoristes, mais elle avait tenu. Et c’était courageux.

    Faut-il réformer la fiscalité suisse, mettre fin au distinguo entre évasion fiscale et fraude fiscale ? On peut en discuter, mais il n’est pas question de le faire sous pression. Encore moins lorsque cette pression ne vient même pas de nos partenaires de négociations, l’Union européenne, mais d’une informelle réunion à Paris. Si l’Allemagne, dont tout le monde sait qu’elle finance un système social extraordinairement onéreux en étouffant ses contribuables, souffre d’évasion fiscale, elle pourrait peut-être se mettre en question. Idem pour la France, véritable machine à faire fuir les contribuables, et dont le ministre du Budget, Eric Woerth, a aussi manqué une occasion de se taire.

    Au système suisse, à l’imposition à la source (35%), au fédéralisme, tous ces beaux esprits défenseurs d’Etats dépensiers et tentaculaires, ne comprennent strictement rien. Ou ne veulent pas comprendre. Il en va de ces affaires fiscales comme de celles des fonds en déshérence : sous couvert de morale, ce sont des places financières concurrentielles qui essayent d’affaiblir la nôtre. Cela, les angélistes le voient-ils ? A l’heure de la crise financière mondiale, génératrice de pressions, notre pays doit impérativement garder son sang-froid. Il en va de sa survie et de sa souveraineté.

     

    Pascal Décaillet

  • Julia Varady : le passage de flambeau

     

    Mardi 21.10.08 – 13h

     

    Hier soir, 22.25h, sur Arte : un documentaire à vous prendre aux tripes. Une heure avec Julia Varady, l’une des plus grandes cantatrices du vingtième siècle, enseignant le chant à l’une des ses élèves, elle-même déjà de très haut niveau. Deux femmes, en espace clos, l’une face à l’autre. Celle qui donne, celle qui reçoit. En arrière-fond, deux pianistes, muettes et comme fascinées par ce privilège d’humanité, d’intimité, le passage d’un flambeau.

    Il y a de quoi : tout ce qu’on a pu écrire sur la transmission s’efface et se transcende dans l’archaïque magie du contact entre ces deux femmes. Julia, 67 ans aujourd’hui, retirée de la scène depuis 2003, a choisi de transmettre son incomparable savoir-faire, dans l’art vocal, à des élèves. Bien plus qu’une master class, c’est un rite d’initiation, de l’ordre du feu, détail par détail, tellement physique, un appel à la résonance (celle des os du visage, du crâne) bien plus qu’au raisonnement.

    Julia ne laisse rien au hasard. Ce corps comme instrument, elle veut en tirer le maximum. Eprouvant, dur, épuisant, sublime. Ce chant qu’on croirait venu du ciel, surgit en fait de toute la matérialité de nos artères, nos entrailles, nos cartilages, jusqu’à ces cloisons nasales qu’il faut torturer pour en extorquer quelque son. A noter que l’élève, exceptionnelle de souplesse et d’adaptation, contribue largement au bonheur total de cette émission.

    Surtout, Julia chante. Avant l’élève, en même temps qu’elle, ou juste après. Des yeux, même au sommet des vocalises, elle ne quitte jamais son disciple. En fusion avec elle. Elle l’élève. Encore plus haut. Elle chante, s’interrompt une seconde pour une injonction ("Prends du plaisir !"), reprend la note au scalpel, saisit des mains les joues, ou le nez, ou le cou, ou le haut de la tête de l’autre, en appelle au physique, au corporel, ductile, rapide comme une comète, et voilà les deux femmes qui rechantent ensemble, sans avoir perdu une seule mesure. Fascinant.

    C’était hier soir, sur Arte. Un moment de grâce. Lumineux comme une Annonciation. A voir et revoir, absolument.

     

    Pascal Décaillet