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Liberté - Page 925

  • De Valéry à Séféris : Grèce rêvée, Grèce réelle

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    Sur le vif - Lundi 13.07.15 - 18.14h

     

    Terrible occupation allemande entre 1941 et 1945, admirable Résistance, puis (directement, dans la foulée) abominable Guerre civile, entre 1946 et 1949. Deux conflits d'horreur, l'un sur l'autre ! A l'issue de cette décennie de sang, on estime que la Grèce a perdu le 8% de sa population totale. En 1949, la Grèce est littéralement à terre. Exsangue. A la fin des années 50, elle commence, timidement, à se refaire une santé avec le tourisme (j'y suis allé pour la première fois en 1966, souvenir de lumière, inoubliable), et puis patatras, en 1967, c'est le régime des colonels: sept ans de dictature, jusqu'en 1974.

     

    On n'imagine pas ce que ce peuple a souffert au vingtième siècle. Lui-même, pour les touristes, a oublié, omis, gommé, enjolivé. Il a tu le tragique (pourtant passionnant) de sa propre Histoire, pour ne pas ternir l'image immaculée de la carte postale : cette beauté épurée de la ruine grecque, attique, ionienne ou dorique, entre le bleu de la mer et celui du ciel. La Grèce rêvée, celle des Romantiques allemands, puis anglais. La Grèce, plus d'un siècle plus tard, de Paul Valéry (1871-1945), dans son Cantique des Colonnes, dédié à Léon-Paul Fargue :

     

    "Filles des nombres d'or,

    Fortes des lois du ciel,

    Sur nous tombe et s'endort

    Un dieu couleur de miel."

     

    Que voulez-vous ? Lorsque l'ardeur conjuguée des plus grands poètes et des nécessités du gain touristique nous impose un prototype de beauté et de pureté, celui d'insouciantes vacances au pays des dieux, comment s'intéresser à l'Histoire récente du pays, dont on pressent qu'elle fut de sang et de déchirure, sans apparaître comme un rabat-joie ?

     

    Je crois que ce peuple, que j'aime profondément, a eu tort. Tout en s'ouvrant au tourisme, il n'aurait pas dû cacher son Histoire. Il n'avait d'ailleurs nullement à en rougir. Et c'est pour cela, voyez-vous, que j'aime les pages culturelles de Gauchebdo : à travers des chroniques non maquillées, non promotionnelles, sur la littérature, la poésie, le cinéma de la Grèce d'aujourd'hui, ce journal nous restitue, depuis des années, des fragments de vérité sur la réalité profonde - et non idéalisée - de la Grèce contemporaine.

     

    Pour ceux d'entre vous qui voudraient entrer dans la littérature grecque contemporaine, je conseille à tout prix les poèmes de Georges Séféris (Γιώργος Σεφέρης), 1900-1971. Un magnifique recueil, préfacé par Yves Bonnefoy, a été publié en 1988, chez Gallimard.

     

    Pascal Décaillet

     

  • Crise grecque : la voix de la France nous manque

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    Sur le vif - Lundi 13.07.15 - 14.45h

     

    Il y a, bien sûr, un problème grec. Mais il y a avant tout, dans la gestion de cette crise comme dans celle de l'Ukraine, une question allemande. Je crois que c'est celle-là que l'Histoire retiendra.

     

    Non pas le renouveau d'une puissance allemande en Europe (cela, on s'en est bien rendu compte, et depuis des années, pour ma part depuis juin 1991, double reconnaissance de la Slovénie et de la Croatie par MM Kohl et Genscher). Non, ce qui frappe, aujourd'hui en 2015, c'est l'usage insistant, dans la prise de parole allemande sur la Grèce (Mme Merkel, M. Schäuble), de tonalités suzeraines. La Chancelière, son Ministre des Finances, parlent comme s'ils étaient naturellement l'autorité suprême de l'Union européenne. Ils ne le sont pas. Et pourtant, nul ne semble leur contester cette primauté.

     

    Ces inflexions vocales, où le paternalisme le dispute à l'autoritaire, ne rappellent pas le Troisième Reich, soyons sérieux. Ni même l'époque wilhelmine, ni bismarckienne. Mais elles pourraient bien rappeler cette époque qui, de 800 (Charlemagne) à 1806 (Iena), s'est appelée le Saint-Empire. Une portion majeure de l'Europe, non directement allemande, mais construite autour de la suzeraineté protectorale allemande.

     

    Et si la "Zone Euro", depuis le début des années 2000, n'était que la tentative de résurrection, autour des exigences très sévères d'une convergence monétaire, d'une solide et durable influence allemande en Europe ? A cet égard, je mentionnerai, dans un prochain texte, une histoire que m'avait racontée Jean-Pierre Chevènement, après une interview, au sujet de Hans-Dietrich Genscher : le ministre des Affaires étrangères d'Helmut Kohl lui avait dessiné, sur un bout de nappe, au début des années 1990, "l'Europe utile". La Croatie, la Slovénie, en font partie. Pas la Serbie. La France, jusqu'à la Loire (ça vous rappelle quelque chose ?). La Suisse alémanique, pas la Suisse latine. La Tchéquie, pas la Slovaquie. La riche et laborieuse Lombardie, mais aussi la Vénétie, le Trentin, le Haut-Adige. Mais évidemment pas le Mezzogiorno.

     

    Certes, ça n'était rien qu'un bout de nappe. Mais la carte esquissée par Genscher (à l'issue d'une soirée arrosée ?) en dit très long sur la conception allemande de "l'Europe qui fonctionne". Tout le temps que j'ai vécu en Allemagne, cette "Europe utile" revenait dans les conversations. Les Allemagnes, dans toute leur Histoire, n'ont jamais cherché d'influence que continentale, très Mitteleuropa, à vrai dire sur des Marches de prolongation d'un territoire national dont les frontières sont aussi fluctuantes que peu naturelles.

     

    Tous ces sujets, vous le savez, me travaillent. Passionné d'Histoire allemande, je leur ai consacré plusieurs blogs, ces dernières semaines. Avec, à la clef, une question : le vrai problème, dans toute cette affaire, est-il la constante prise de parole de l'Allemagne (on a l'impression de n'entendre au monde que Mme Merkel et M. Schäuble) ? Ou n'est-il pas, plutôt, l'assourdissant silence de la France ? En tout cas, jusqu'à ce matin. Apparemment, le Président de la République française est en train de se réveiller : si c'est bien le cas, c'est une très bonne nouvelle. L'Europe n'a rien à gagner d'une France silencieuse, qui ferait le dos rond, ou raserait les murs.

     

    Demain, 14 Juillet, Fête nationale, 226ème anniversaire de la Prise de la Bastille (acte d'affranchissement majeur, dans l'ordre de la symbolique, face à l'arbitraire de la féodalité), le Président de la République française s'exprimera, dans une interview. Puisse-t-il porter haut et fort la voix de la France, jamais plus grande que lorsqu'elle appelle au droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. La voix, par exemple, d'un Charles de Gaulle, dans son Discours de Brazzaville (30 janvier 1944). C'est cela, M. Hollande, que l'Europe attend de vous. Non pour attaquer l'Allemagne. Mais pour porter une autre voix, celle de la souveraineté des peuples. Et puis, vu la date de demain, osons le mot : celle de la fraternité.

     

    Pascal Décaillet

     

  • Gauchebdo : l'exigence du regard

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    Sur le vif - Dimanche 12.07.15 - 18.25h

     

    Semaine après semaine, de quoi nous parle Gauchebdo ? De politique. De fierté citoyenne. D’hommes et de femmes debout, juste des humains qui veulent vivre. Et puis, d’une façon que j’estime incomparable en Suisse romande (et surtout pas dans les cahiers week-end de nos quotidiens), Gauchebdo nous parle de culture. A des milliers de lieues marines des circuits commerciaux, des automatismes promotionnels, des complaisances, des courbettes. Depuis des années, Gauchebdo, par exemple, nous raconte la Grèce d’aujourd’hui, à travers son cinéma. Qui d’autre, en Suisse romande, le fait ?

     

    Il y a, dans la manière de traiter la culture dans cet hebdomadaire, un fumet de résistance. Non parce qu’ils défendraient une culture de gauche contre une culture de droite. Mais parce qu’ils vont chercher des livres, des thèmes historiques, une approche de la musique, de la peinture et du cinéma dont le lecteur a le sentiment qu’ils viennent d’ailleurs. Ils sont pourtant bien de chez nous (ou de Grèce, ou de France, ou d’Allemagne, on d’Italie), ces actes artistiques, mais les grands circuits de diffusion promotionnelle les ignorent. Ce qui surgit d’un autre monde, c’est l’audace de quelques regards, la solide vaillance de quelques plumes.

     

    Car enfin, qui d’autre, dans notre bonne presse Ringier ou Tamedia, a consacré une page entière, comme ici la page 5 de Gauchebdo no 28, daté du 10 juillet 2015, à « Sankara, le premier des hommes intègres » ? Oui, Alexander Eniline est allé interroger Bruno Jaffré, le meilleur connaisseur de l’immense dirigeant burkinabé entre 1983 et son assassinat, en 1987. Et cette page 5 de Gauchebdo, il faudrait la distribuer dans les écoles. Pour que les élèves d’ici sachent qui a été Thomas Sankara, quel souffle il a donné à tant d’Africains, de quels espérances il fut le porteur, et comment « on » a mis fin à son passage au pouvoir, alors qu’il n’avait pas encore 38 ans. Voyez, la vertu journalistique dont je parle ici n’est même pas spécialement éditoriale, ni militante, elle n’a le parfum d’encens de nulle sacristie, simplement elle informe, elle présente, elle va nous dénicher des sujets insoupçonnés, incarne des figures, nous en détoure le portrait, donne vie aux disparus. Juste cela. Aimer les livres, aimer l’Histoire, c’est cultiver l’art ancestral de la résurrection.

     

    J’aurais pu citer tout autant, dans ce seul numéro 28, l’ouvrage d’Alexandre Elsig sur la « Ligue d’action du bâtiment », évocation passionnante de la Genève syndicale des années Tronchet, dans l’Entre-Deux-Guerres, compte-rendu de Pierre Jeanneret. Ou encore, le papier de Bertrand Tappolet sur Môtiers Art, dont je puis vous dire qu’il relève d’une autre conception de l’écriture, et de la critique artistique, que juste le sucre de la complaisance, ou son équivalent diamétral, l’acide de la démolition. Quand Gauchebdo nous parle d’art (c’est aussi valable pour la musique contemporaine), il nous emmène dans la lecture de l’œuvre, son interprétation, loin des facilités biographiques. Pour ma part, dans ce journal que je lis toujours, dans la semaine, juste dans la foulée (eh oui !) de la Weltwoche, c’est cette faculté-là de résistance qui retient mon attention, et capte mon admiration. Elle s’exerce certes dans l’ordre politique. Mais plus encore dans une exigence du regard, qui fait de leurs papiers culturels des modèles.

     

    Plus je lis, plus je cherche la différence. Non par passion du singulier. Mais parce que la révélation de l’unique – et bouleversante - pluralité du monde passe par une hauteur de couture dont s’accommode assez mal le supermarché promotionnel. Si on a la chance d’avoir face à soi un grand metteur en scène, ou musicien, ou écrivain, de grâce que la conversation tente de porter sur l’intimité secrète de son œuvre. Cette approche, Gauchebdo fait partie des rares à nous la proposer. Je lui en suis infiniment reconnaissant.

     

    Pascal Décaillet