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Liberté - Page 924

  • Grèce, Allemagne : les outils pour décrypter

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    Sur le vif - Jeudi 16.07.15 - 10.21h

     

    Depuis l'Antigone de Sophocle, il y a vingt-cinq siècles, et sans doute avant (car le mythe véhiculaire pré-existait à l'âge classique), des dizaines de milliers de personnes ont tenté d'en décrypter le sens, déjà puissamment dans l'Antiquité, puis à travers une infinité de variantes du récit, dans toutes sortes de mythologies, par exemple balkaniques.



    Le grand critique littéraire George Steiner a consacré à cette richesse, cette diversité du mythe, un ouvrage décisif. Les plus grands écrivains de la littérature allemande, Friedrich Hölderlin (1770-1843) et Bertolt Brecht (1898-1956), ont empoigné le texte de Sophocle, l'un pour le traduire avec la fulgurance de son génie, jamais deux langues ne furent aussi bien enchevêtrées l'une dans l'autre; le second, pour nous en donner une version théâtrale inoubliable avec des inflexion d'une Souabe qui lui était natale, tout autant qu'au premier.



    Le Courrier de ce matin est donc sur la bonne voie en évoquant le mythe d'Antigone comme clef de lecture de l'actuelle affaire grecque. On peut contester ses conclusions, les trouver un peu courtes, je dirais surtout hors du texte. Mais je guetterai, pour ma part, avec attention et intérêt toute entreprise éditoriale, sur la crise autour de la Grèce, faisant appel à d'autres outils que simplement nous parler de la dette et son échelonnement, des dernières gesticulations de la machinerie européenne, ou les derniers délais collés sur la tempe de M. Tsipras. Tout cela est certes factuel. Eh bien, il y a un moment, dans le décryptage d'une situation, où la simple énumération juxtaposée des faits ne suffit absolument plus. Pire : il y a un moment où ne coller qu'aux faits, c'est servir le puissant. Emboucher son clairon.



    D'autres outils. Mais alors, lesquels ? Il se trouve, voyez-vous, que les deux pays dont nous parlons le plus dans cette crise, la Grèce et l'Allemagne, ont produit les systèmes de références littéraires et culturelles les plus aboutis de la civilisation européenne. Ils ont inventé des mythes. Produit des récits. A peu près tous les mécanismes de domination et de pouvoir, ils les ont imaginés, racontés, en leur donnant des noms. La crise actuelle était à prévoir dans l'Histoire de la Grèce. Et elle l'était aussi, assurément, dans l'Histoire de l'Allemagne de l'après-guerre. Tout cela, tout ce qui advient historiquement, a été comme puissamment préfiguré par les poètes, les tragiques, des hommes de théâtre de ces deux prodigieuses cultures.

     

    Prenez l'éblouissante "Cassandra" de Christa Wolf (1929-2011) : l'une des plus grandes plumes de la littérature de l'Allemagne de l'Est nous livre en 1983 sa version du cri prophétique de la princesse troyenne. Prenez les pièces de Heiner Müller, autre génie est-allemand (1929-1995), lorsqu'il revisite Médée ou Philoctète : partout, les Allemands convoquent la Grèce, l'interrogent, la parcourent, puisent en elle leur propre génie. Cela, depuis la seconde partie du dix-huitième siècle. Cela, en mettant en scène les rapports de domination et de soumission. Cela, il faudrait l'ignorer, le passer sous silence, alors que tous les archétypes de pouvoir de la crise actuelle sont là ? Préfigurés. Hurlés en prophétie. En prémonition.



    Il commence donc à être temps, dans les rédactions, d'ôter aux seuls chroniqueurs économiques et financiers le monopole de discours de décryptage. Ils doivent bien sûr être là, avec leurs outils, il ne s'agit pas de se priver de leur parole. Mais il est urgent de faire appel à une autre lecture, plus en profondeur, davantage en regard des récits, des textes, des visions de ces deux saisissantes civilisations. Car enfin, une crise entre la Grèce et l'Allemagne, ça ne se raconte tout de même pas de la même manière qu'un conflit, ou, une divergence de perspectives, entre le Luxembourg et la Lettonie.

     

    Pascal Décaillet

     

     

  • 14 Juillet, mémoire et communion

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    Sur le vif - Mardi 14.07.15 - 17.58h

     

    Champs-Elysées, 14 Juillet. L’armée française qui défile. Temps superbe. Foule heureuse. Comme chaque année, on en a pour ses yeux. Mais cette retransmission télévisée, sur les grandes chaînes françaises, ne se contente pas de ravir le regard. Le spectacle est total : d’abord, par la qualité du défilé lui-même, dûment rodé plusieurs semaines à l’avance, impeccablement chorégraphié ; plus encore, par le travail télévisuel lui-même, avec à l’œuvre de grands professionnels des prises de vue.

     

    Aux côtés des commentateurs, des spécialistes se succèdent. A tout moment, on va dans la foule, prendre la température. Le tout, parsemé de reportages sur les différents corps de troupes en action : on les découvre sur le terrain, là où ils œuvrent, servent la France : l’armée, hors de la parade, nous est montrée dans son utilité existentielle. Spectacle total, oui, parce que tout s’enchaîne, admirablement.

     

    Imaginez, une seule seconde, qu’en Suisse, le Conseil fédéral se mette en tête d’organiser un défilé comprenant l’ensemble des éléments de l’armée, et qu’il soit question d’une retransmission de cet événement sur nos chaînes dites « de service public » ! Vous voyez le tollé ? Les hurlements des antimilitaristes. Tout serait mis en œuvre pour faire pression, et finalement empêcher l’émission d’exister. Elle est pourtant bien brave et bien paisible, notre armée suisse, en comparaison des forces françaises, constamment déployées sur les théâtres d’opérations de la planète.

     

    On nous dira aussi que la superbe retransmission assurée par les chaînes françaises vaut toutes les propagandes pour l’armée : il y a du soleil, de la couleur, du mouvement, une jeunesse magnifique et engagée, des corps de troupes chargés d’Histoire, avec les faits d’armes de la République (depuis 1792) brodés sur leurs fanions, ceux de l’Ancien Régime, ceux de l’Empire, ceux de la Somme et de Verdun, de Valmy et de Jemmapes, de Friedland, Wagram, Austerlitz, Ulm, Iéna, Rivoli, Lodi, Marengo, et tous les autres.

     

    Et c’est là, pour ma part, que je commence à adorer. Le génie du défilé, et aussi celui de l’émission, est de ne surtout pas présenter l’armée française en bloc, mais au contraire régiment par régiment, chacun ayant son commandant, son Histoire, ses morts, ses traditions, sa mémoire, sa contribution dans l’incomparable geste de l’Histoire militaire française, celle de Philippe Auguste, de François 1er, de Vauban, de Louvois, de Maurice de Saxe, des Guerres de la Révolution, des Soldats de l’An II, de tous ces champs de bataille du Consulat et de l’Empire, des conquêtes coloniales, puis des terribles conflits lorsque ces colonies allaient être perdues.

     

    L’Histoire, aussi, de deux Guerres Mondiales. La Première, épouvantable (mille morts par jour, en moyenne, pendant quatre ans). La Seconde, peut-être pire encore, parce qu’elle commence, en mai-juin 1940, après six semaines seulement de combats, par la plus grande défaite morale de l’Histoire de France. Peut-être, d’ailleurs, ne s’en est-elle pas relevée. La guerre, en France, la vraie, a duré du 10 mai au 22 juin 1940, elle s’est terminée par un armistice : la France a perdu. Le reste, c’est une autre Histoire.

     

    Alors, je dis que j’aime, en regardant le défilé, parce que chaque régiment nous est (très intelligemment, de façon documentée, précise, avec les bons interlocuteurs), présenté dans sa perspective diachronique : d’où il vient, par qui il fut fondé, sur quels champ de bataille il a versé son sang, en quels lieux de mémoire on peut honorer ses morts. Ce travail de mise en perspective, de la part de journalistes, avec le concours de spécialistes, ne se contente pas de laisser défiler sous nos yeux un spectacle : il lui donne du sens, une raison d’être, un appel à l’Histoire, une invitation à la mémoire.

     

    En cela, le défilé du 14 Juillet, chaque année mieux présenté, mieux mis en scène, mieux expliqué, s’avère un événement télévisuel de premier plan. Certes, au service des armées. Mais avant tout, dans le grand brassage de la mémoire française, en reconnaissance pour le sang versé, et en communion avec les morts.

     

    Pascal Décaillet

     

  • La Grèce, l'Allemagne, les commentateurs kleenex

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    Sur le vif - Mardi 14.07.15 - 10.12h

     

    La vision diachronique : c'est exactement ce qui manque à tant de commentateurs sur la crise autour de la Grèce. La vision diachronique, c'est faire appel, en profondeur, à la connaissance des antécédents historiques d'une situation. Non en tant que tels. Mais comme éléments déterminants d'une chaîne de causes et de conséquences. Cela, depuis Thucydide et sa Guerre du Péloponnèse (431 avant JC), porte un nom : cela s'appelle l'Histoire.

     

    Dès la fin de l'année 1990, et pendant toute l'année 1991 et la décennie qui a suivi, ce sont cette vision, cette connaissance, qui ont si cruellement manqué aux donneurs de leçons sur les guerres balkaniques. Prisonniers d'une vision morale, manichéenne, le méchant Serbe contre les gentils Croates, ou les gentils Kosovars, ces moralisateurs en chemise blanche avaient cru bon de faire l'économie de se plonger dans les racines historiques des événements. S'ils l'avaient fait, ils auraient découvert un faisceau de réalités autrement plus complexes que leurs préjugés de Bien et de Mal.



    Dans l'actuelle crise autour de la Grèce, ou de l'Ukraine, même cécité. On parle de la Grèce, de l'Allemagne, sans connaître les ressorts historiques de ces deux pays. Il y a pourtant matière ! Sans connaître leur langue, leur littérature, ce qui a forgé leur Weltanschauung, leur représentation du monde. Sans y avoir jamais mis les pieds. Sans lire leur presse, ou si peu, juste les titres. Pire : même l'Histoire de l'Union européenne, depuis la CECA (Charbon et Acier) des années 1950, 51 à aujourd'hui, en passant par le Traité de Rome (1957), la réconciliation franco-allemande (1962), le Traité de Reims, le passage à neuf pays, puis douze, jusqu'aux vingt-huit d'aujourd'hui, le Traité de Maastricht, la Monnaie unique, la naissance de la Zone Euro, toute cette Histoire passionnante, bien des gens (y compris les pro-européens !) la méconnaissent.

     

    Ils ne voient que l'instant présent, captifs de la coupe synchronique, arrêtée, figée. Cette vision, ils se refusent à la placer dans la perspective dynamique d'une Histoire en mouvement : ce serait cela, la démarche diachronique. Ils ne voient que la surface. Tétanisés par la toute dernière gesticulation de "l'Euro-Groupe", ou autres mécanismes bruxellois. La vrais ressorts de la puissance d'aujourd'hui, qui sont à chercher dans la résurgence d'ambitions nationales, et non dans l'impuissance impersonnelle de l'UE, ils ne les voient pas. Ne veulent pas les voir. Parce que leur parler encore d'ambitions nationales, ils trouvent cela vieillot, d'un autre âge, dépassé.

     

    C'est ce genre d'ignorance, de superficialité, conjuguées à une bonne dose d'obédience aux puissants du moment, qui amenait hier soir un "commentateur économique" de France 2 à trouver normal que la Grèce soit désormais promise à n'être plus qu'une zone de distraction pour touristes du Nord. J'en ai eu la nausée. Accompagnée d'une sourde colère.



    Nous sommes à l'heure des commentateurs kleenex. On avance une opinion, on la tente, on la jette, on en en avance une autre. Je ne connais rien d'une situation, je n'ai lu aucun livre sur le sujet, ou juste deux ou trois (alors qu'il faut en lire des centaines), je méprise l'Histoire, la taxant d'inutile vieillerie, je me contente de sautiller, "comme un cabri", sur un réseau social, changeant de vision comme d'humeur, jugeant, étiquetant à l'emporte-pièce, tout cela dépourvu de la moindre profondeur, de la moindre épaisseur, de la moindre consistance. Je donne mon opinion sur tout, instantanément, sur les choses que je connais (ce qui est bien), comme sur celles dont j'ignore tout (ce qui l'est moins). Je sautille, Je papillonne. Je butine. Je bats des ailes, dans le jeu de miroirs de mon réseau social, à l'image d'un éphémère, offrant à la chaque phare qui m'éblouit le cadeau inespéré d'aller m'écraser contre lui.

     

    Pascal Décaillet