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Liberté - Page 921

  • Série Allemagne - No 6 - Allemagne, année zéro

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    L'Histoire allemande en 144 tableaux - Série  - No 6 – 1945  : lorsque l’Allemagne capitule, le 8 mai, les villes du pays sont en cendres. Comme la Grèce, tant idéalisée par les peintres, la ville allemande de 1945 n'est plus qu'une immense ruine, dressée vers le ciel.

     

     

    La grande, la majestueuse ruine allemande de 1945, je ne l’ai évidemment pas connue, étant né treize ans plus tard. Je me souviens, enfant, d’avoir visité toutes les églises luthériennes de la région de Lübeck, et le guide, un vieux Monsieur très gentil, nous montrait des éclats d’obus sur une façade de briques rouges, je lui demandais si c’était la Seconde Guerre mondiale, il me disait : « Oui, je crois. A moins que ce soient les Suédois, pendant la Guerre de Trente Ans » ! Une marge d’erreur de trois siècles !

     

    Le brave homme, qui devait en avoir vécu, laissait doucement se fondre dans sa mémoire les deux plus grandes destructions de l’Histoire allemande, celle de 1648, celle de 1945. A cet égard, sa prétendue approximation n’était peut-être rien d’autre qu’une vision géniale, celle de la grande, de l’éternelle destruction allemande, dont parle, mieux que tout autre, Günter Grass. Le grand modèle baroque de Grass, Grimmelshausen, nous décrit justement, dans « Simplicius Simplicissimus », la Guerre de Trente Ans (1618-1648), l’immense tragédie allemande, la préfiguration de 1945.

     

    Quand on lit l’œuvre de Grass, avec ses millions de réfugiés allemands qui fuient l’Avalanche Rouge à l’Est, avec sa description de l’Allemagne en ruines en 1945, il faut toujours avoir, quelque part dans sa tête, la Guerre de Trente Ans. 1945 n’est rien à côté de la Guerre de Trente Ans. Parce que les Allemands de 1648 n’ont pas eu de Plan Marshall pour les aider à se relever. L’Allemagne de la seconde moitié du dix-septième siècle n’est plus que cendres et ruines. Il faudra attendre le dix-huitième, avec notamment l’avènement de la Prusse et de Frédéric II, pour se relever.

     

    La première chose qui m’a frappé, dans mon enfance et mon adolescence : j’interrogeais les gens sur la destruction totale de certaines villes (Dresde, Nuremberg) en 1945, ils confirmaient pour avoir vu et vécu tout cela, mai nul d’entre eux, jamais, ne se plaignait des Anglais ni des Américains. Je trouvais cela étrange. Et de toute manière, ils n’aimaient pas en parler. J’aurais tant à écrire sur Dresde, nuit du 13 au 14 février 1945, ville rasée par une Royal Air Force qui, sur ordre de Churchill, visait clairement à venger les morts de Coventry en 1940. Destruction systématique, froidement programmée, de la perle de la Saxe.

     

    Il y avait certes, à Dresde, des usines, des nœuds routiers et ferroviaires constituant des objectifs stratégiques, mais il y avait avant tout des dizaines de milliers de civils, réduits en poudre en quelques heures. Oui, on commence à dire aujourd’hui que les Alliés anglo-américains, avec leurs bombardiers, ont eu la main très lourde. Avez-vous entendu parler du général Arthur Harris, le chef du Bomber Command, ayant obtenu feu vert de Churchill, le 14 février 1942, pour tapisser de bombes les zones résidentielles en milieu urbain ? Cette Histoire-là reste à écrire. Il est temps de lire l’Histoire de la Seconde Guerre mondiale, autrement que dans la seule version des vainqueurs.

     

     

    Dresde, totalement détruite, fut la ville la plus touchée. Mais n’oublions pas Berlin, Hambourg, Cologne, Munich, Stuttgart, Bochum, Nuremberg, Chemnitz, Brême, Francfort, Hannover, Kassel. 160 villes quasiment pulvérisées, 600'000 victimes civiles sous les bombes, dont 75'000 enfants de moins de quatorze ans. La Seconde Guerre mondiale, en Allemagne, c’est aussi cela. En plus de leurs sept millions de morts sur les champs de batailles, les Allemands ont payé la guerre au prix fort, chez les civils.

     

     

    Oui, je dis que la ruine allemande de 1945 est majestueuse. Silencieuse. Elle est comme un décor de théâtre, l’accomplissement du malheur annoncé par Brecht dans son incomparable poème « Deutschland, bleiche Mutter », Allemagne mère blafarde, composé en 1933, à l’avènement du régime. La ruine allemande de 1945 demeure, épurée, dans sa fierté verticale, avec ces pans de murs dressés vers le ciel. Il a fallu, par endroits, plusieurs années pour déblayer, avant même de pouvoir reconstruire. Pendant ce temps, où logeaient les gens ?

     

     

    Les Alliés anglo-américains de 1945 n’ont pas détruit l’Allemagne, ils ont détruit la ville allemande. A la campagne, d’innombrables villages sont sortis totalement indemnes de la guerre. Certaines autoroutes, construites par Hitler, certes éventrées par endroits, ont pu vite se remettre à fonctionner. De nombreuses voies ferrées, aussi. Mais les villes, il fallait les détruire. Même celles dénuées d’importance stratégique. Soyons clairs : les morts civils des villes allemandes ne sont pas dus à des dégâts collatéraux, mais à une volonté de destruction du tissu urbain du pays.

     

     

    Dès lors, il faut s’interroger sur ce qu’a pu représenter, dès le Moyen-Âge la notion de « ville » dans l’Histoire allemande. C’est dans les villes qu’Hitler faisait ses meetings, il allait voir la masse là où elle se trouvait. C’est autour des villes, dès la Révolution industrielle, puis sous Bismarck et Guillaume II, que se met en place la colossale puissance mécanique de l’Allemagne. Celle qui, entre autres, permettra de construire des armes. C’est dans les villes que s’était déroulée la Révolution de novembre 1918, si bien décrite par Döblin. Les centres historiques, médiévaux, des villes allemandes, sont encore parfaitement conservés en 1939, 1940, 1941. Le 8 mai 1945, à part quelques miraculeuses échappées (comme Würzburg, où a vécu ma mère), il n’en reste rien. Détruire la ville, c’est détruire la mémoire allemande. Eradiquer le passé médiéval, c’est attaquer le cœur d’idéalisation du Sturm und Drang, du romantisme, de Wagner, et aussi, à bien des égards, du nazisme.

     

     

    Je dis que la ruine allemande de 1945 fut majestueuse. Par son épuration, sa verticalité demeurée, elle rappelle l’idéalisation picturale de la ruine grecque par les Allemands, à l’époque de Hölderlin, à la fin du dix-huitième siècle. Car enfin, deux contrées, en Europe, nous ont proposé des modèles de ruines : la Grèce antique revisitée il y a deux ou trois siècles ; et puis… l’Allemagne ! Etrange, tout de même, non ? Étonnant, que le pays qui, pendant tout le dix-neuvième siècle, et la première partie du vingtième, nous donne les meilleurs spécialistes de la Grèce antique, les meilleurs éditeurs de textes, les meilleurs archéologues, des poètes de génie pour traduire la langue grecque, oui ce pays, l’Allemagne, conduit lui-même son destin, de 1933 à 1945, à se transformer en une immense ruine.

     

     

    La ruine des villes. La ruine de la ville allemande. L’éradication du passé allemand. Cela, les bombardiers l’ont obtenu militairement, en 1945. Pour une, deux, trois générations, ils ont gagné. Mais l’Allemagne, comme toujours, s’est relevée. Matériellement, très vite (en 1960, le pays est reconstruit). Culturellement, elle a donné, dès 1945, à l’Est comme à l’Ouest, les réponses qu’il fallait à cette tentative d’annihilation culturelle. Ces réponses s’appellent Brecht, Heiner Müller, Christa Wolf, Heinrich Böll, Rainer Werner Fassbinder. Ou tout récemment, Thomas Ostermeier, en Avignon. Et tous les autres. Le génie allemand est en marche. Il n’a pas fini de nous époustoufler.

     

     

    Pascal Décaillet

     

     

     

    *** L'Histoire allemande en 144 tableaux, c'est une série non chronologique, revenant sur douze moments forts entre la traduction de la Bible par Luther (1522-1534) et aujourd'hui.

     

    *** Prochain épisode (no 7) - Weimar, 28 août 1850 : la Première de Lohengrin.

     

     

     

     

     

     

  • Série Allemagne - No 5 - Le Clavier bien tempéré (1722)

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    L'Histoire allemande en douze tableaux - Série d'été - No 5 – 1722 : « Clavier bien tempéré, ou préludes et fugues dans tous les tons et demi-tons ». Une œuvre. Une méthode. Une rénovation de l’écriture musicale. Derrière tout cela, l’ombre immense d’un génie : Jean-Sébastien Bach.

     

    Je n’entreprendrai pas ici de vous raconter la vie et l’œuvre de Jean-Sébastien Bach (1685-1750), l’éternité même n’y suffirait pas. Je dirai simplement qu’il est le début et l’aboutissement de toute chose, un univers en soi. J’ai choisi de partir de cette date, 1722, où l’homme, 37 ans, au sommet de son art, entre ses années de Weimar et celles de Leipzig (dont il sera, jusqu’à la fin de sa vie, l’illustre Cantor), nous livre deux cycles de préludes et fugues, dont il nous précise (dans le premier) qu’ils sont « pour la pratique et le profit des jeunes musiciens désireux de s’instruire, et pour la jouissance de ceux qui sont déjà rompus à cet art ».

     

    Sans entrer dans les détails musicologiques (tempérament égal contre tempérament inégal, usage des 24 modes majeurs et mineurs de la gamme chromatique), nous devons rappeler ici à quel point, en ce début du dix-huitième, le travail de simplification du langage musical, et même des systèmes de notations, s’impose en Europe. Autre élément, capital : le titre de l’œuvre, BWV 846-893, porte le nom générique qui traversera les siècles, « Das Wohltemperierte Klavier ». Aujourd’hui, le mot Klavier signifie piano. Il ne faut évidemment pas l’entendre ainsi en 1722, mais bien au sens de « clavier », en l’occurrence plutôt clavecin ou clavicorde. La génération de Bach n’est pas encore celle du piano. Et le clavecin, comme on sait, n’en est pas l’ancêtre.

     

    J’ai choisi cet exemple pour montrer que Bach, en plus d’être l’un des trois ou quatre génies de l’Histoire de la musique, est aussi un érudit, un musicologue, un théoricien, un inventeur, un ouvreur de chemins, en un mot, pour son temps, un révolutionnaire. C’est important de le préciser, parce qu’aujourd’hui, en écoutant cette musique si parfaite, on a souvent l’impression d’un ordre ancien, classique, un Âge d’Or. Alors que la réalité de la vie de Bach est infiniment tumultueuse : il travaille pour des princes, ou des comités de paroisses, avec lesquels les rapports sont souvent difficiles, il quitte un protecteur pour un autre, bouge beaucoup avant de se fixer à Leipzig, doit constamment faire ses preuves. Bach, aujourd’hui considéré comme un monument, n’est absolument pas reconnu, de son vivant (contrairement à Haendel) comme il aurait dû l’être. Et, sitôt après sa mort, ses œuvres n’étant que très partiellement publiées, ou s’empresse de l’oublier.

     

    Savez-vous qui sera le premier à reconnaître Bach, le sortir de l’oubli ? C’est le jeune et génial Félix Mendelssohn ! A l’âge de 20 ans (1829), huit décennies après la mort du Cantor, successeur de Bach à Saint Thomas de Lepizig, il fait rejouer la Passion selon Saint Matthieu. Entre-temps, il y avait eu Mozart et Beethoven, et même Schubert, décédé un an plus tôt. La musique baroque était enterrée depuis longtemps, d’autres voies de lumière avaient été ouvertes, l’Ancien Régime était tombé, les Allemands avaient pris congé de l’Aufklärung, traversé le Sturm und Drang, pleuré par milliers pour le destin du jeune Werther, applaudi au premier Faust de Goethe. Et poutant, rien n’y fit : Bach ressuscita, pour toujours.

     

    Je terminerai par une anecdote personnelle. Lorsque j’étais, en juillet 1999, en reportage à Weimar, avec mon confrère Pierre-Alexandre Joye, nous venions de passer plusieurs heures à visiter – sans échanger un seul mot – le camp de Buchenwald. De retour à Weimar, avant d’assister à un concert, tout étouffés encore de ce que nous venions de traverser, nous tombons sur un musicien de rue. Un Juif orthodoxe, vêtu selon la tradition hassidim. Un New-Yorkais, joyeux, plein d’humour, dont la famille avait été péri dans le camp, tout proche. Il nous a dit : « Mesdames et Messieurs, je vais vous interpréter un morceau de mon musicien préféré, un Allemand qui a vécu et travaillé ici ». Et aussitôt, il a entamé un prélude de Bach. Ce fut l’un des moments les plus forts de ma vie.

     

     

    Pascal Décaillet

     

     

    *** L'Histoire allemande en douze tableaux, c'est une série d'été non chronologique, revenant sur douze moments forts entre la traduction de la Bible par Luther (1522-1534) et aujourd'hui.

     

    *** Prochain épisode (no 6) - 1945 : Allemagne, année zéro.

     

     

     

  • Série Allemagne - Intermezzo - En un seul paragraphe

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    Série Allemagne - Intermezzo - D'un trait - Sans méthode, ni structure - Jeudi 23.07.15 - 23.15h

     

    Je macère à mort, comme un possédé, dans l'Histoire allemande. En vrac et sans prétention exhaustive, j'ai encore envie de vous raconter l'émancipation des Juifs d'Allemagne par Moses Mendelssohn (18ème siècle), la publication de Cassandra par Christa Wolf en 1983, la traduction d'Antigone par Hölderlin, la reprise d'Antigone par Brecht, le passage de la Meuse en Mai 1940, la première Diète de Francfort en 1848, la première du Deutsches Requiem de Brahms, la traduction de la Bible par Luther, la grande exposition (j'y étais) pour le 500ème de Dürer à Nuremberg en 1971, le suicide de Kleist et d'Henriette à Wannsee en 1811, le travail théâtral de Heiner Müller dans le Berlin de l'après-Brecht, le suicide de Paul Celan à Paris en avril 1970, les dernières décennies de Friedrich Hölderlin dans sa tour, le cimetière militaire allemand que nous avons visité, en famille, en Italie du Nord, en 2001, la Première de Lohengrin, Wagner, tout Wagner, rien que Wagner et encore Wagner, le rapport de Thomas Mann avec sa ville de Lübeck, ma rencontre avec Genscher (j'ai la photo et les autographes) à 14 ans, en 1972, sur un mirador du Mur de Fer, mon incroyable rencontre avec Helmut Schmidt dans son bureau de Hambourg en avril 1999, le destin de l'Allemand de Pologne chez qui j'ai vécu en 1972, la publication de la Montagne magique, de Thomas Mann, la redécouverte de Bach par Felix Mendelssoh, la guerre héroïque des sous-mariniers, la Bataille du Jutland, l'Exode des Allemands, par millions, vers l'Ouest, en 1945 (cf Günter Grass), les années et les rencontres de ma mère dans l'Allemagne de 1937 à 1939, le destin de feu mon ami August von Kageneck, officier de panzers dans la campagne de Russie, fils d'un aide de camp du Kaiser, la Rose Blanche, la Rote Kapelle, Heinrich Mann, Klaus Mann, Erika Mann, les musées coloniaux de Hambourg et de Brême, le concert de Bruckner, par le Wiener Symphoniker, auquel j'ai assisté en juillet 1973, dans la Basilique d'Ottobeuren, sous la mythique direction d'Eugen Jochum, la classe d'allemand à qui j'ai fait visiter le camp de Dachau en 1983, la représentation de Götz von Berlichingen qui m'avait bouleversé à Nuremberg en 1971, ma nuit à Brême, dans un garage, en 1972, avec des anciens combattants de la Campagne de France (mai-juin 1940), mon séjour à Weimar avec mon excellent confrère Pierre-Alexandre Joye en juillet 1999, notre visite du camp de Buchenwald, mes premiers contacts avec la DDR, ma découverte d'Hildesheim et Wolfenbüttel lors du voyage d'études de l'Uni au printemps 1978, ma couverture des manifestations syndicales à Berlin au début des années 2000, mon émission spéciale en direct de Francfort sur l'Oder en septembre 1998, juste sur la frontière polonaise, ma visite admirative des usines VW à Wolfsburg en 1972, ma baignade de minuit dans le Mittellandkanal avec des anciens combattants du front de l'Est, le Kreis de Stefan George, les premières assurances sociales sous Bismarck, mon premier séjour familial en Allemagne en 1968, ma visite d'un U-Boot avec mon père, les films de Fassbinder découverts avec passion chez Rui Nogueira au début des années 80, la vie et l’œuvre d'Ernst von Salomon, les corps-francs issus de la défaite de 1918, la Révolution du 9 novembre 1918, les Spartakistes, Rosa Luxemburg, le "Novembre 1918" de Döblin, Berlin Alexanderplatz, toute l'oeuvre de Richard Strauss, sa relation avec son librettiste Hugo von Hoffmannstahl, les oratorios de Haendel, la révolution musicologique de Bach (cela, ce sera demain !), l'helléniste Wilamowitz, et je ne vous livre pas, ici, le dixième de mes passions.

     

     

    Et je ne vous dis rien de l'essentiel.

     

    Juste l'écume.

     

     

    Pascal Décaillet