Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Liberté - Page 918

  • Série Allemagne - No 12 - Heinrich Mann, le vrai père de l'Ange Bleu

    mann-heinrich100~_v-img__16__9__l_-1dc0e8f74459dd04c91a0d45af4972b9069f1135.jpg?version=baed7 

     

    L'Histoire allemande en 144 tableaux -  No 12 – La sublime Marlene Dietrich chantant dans l’Ange Bleu de von Sternberg en 1930, tout le monde connaît. Mais qui connaît Heinrich Mann (1871-1950), l’auteur en 1905 de « Professor Unrat », dont est tiré le film ?

     

     

    Il ne doit pas être facile, lorsqu’on est soi-même un grand écrivain, d’avoir un frère cadet qui vous éclipse pour l’éternité derrière la statue de son renom et de son génie. C’est ce qui est arrivé à Heinrich Mann, aîné de quatre ans du futur Prix Nobel Thomas Mann, né comme lui à Lübeck (en 1871, deux mois après la proclamation de l’Empire allemand dans la Galerie des Glaces de Versailles), fils comme lui d’un illustre marchand de grains, sénateur de la Ville de Lübeck en 1877, et d’une mère d’origine brésilienne. L’enfance de Heinrich et de Thomas à Lübeck, il faut lire les Buddenbrooks de Thomas Mann (1901), l’un des plus puissants romans de la littérature allemande, pour se plonger dans cette ambiance hanséatique et cette prodigieuse littérature de la décadence. La mère brésilienne, là, il faut absolument lire un roman beaucoup moins connu, mais déterminant : « Zwischen den Rassen » de Heinrich Mann (1907). Je l’ai lu pour la première fois en 1976-1977, en passant à côté des enjeux. Je l’ai redécouvert, beaucoup plus tard.

     

     

    Le monde entier connaît Thomas, peu de gens (à part en Allemagne) ont entendu parler de Heinrich. L’univers entier a honoré le Zauberberg et les Buddenbrooks, un cercle beaucoup plus restreint s’est passionné pour l’œuvre littéraire de Heinrich. On connaît mieux la géniale progéniture de Thomas (Klaus, Golo, Erika, Michael Thomas, une incroyable bande de surdoués) que l’oncle Heinrich. C’est une injustice. L’un des buts de cette chronique est de contribuer à la réparer. Car Heinrich Mann est un grand écrivain, trempé dans les enjeux de son époque, mais aussi un militant très courageux contre le nazisme. Sa vie, à cause du Troisième Reich, fut plongée dans l’exil. Il meurt à Santa Monica, en Californie, en 1950, honoré par la DDR, mais désargenté, sans avoir revu l’Allemagne. Non, il n’est pas facile d’être le frère d’un monstre sacré de la littérature universelle, alors qu’on a soi-même embrassé le métier d’écrire, et qu’on l’a fait avec un rare talent.

     

     

    Heinrich Mann est un très grand esprit de son temps, ses Essais politiques en témoignent. En 1932, 1933, il se bat comme un fou, sur place, contre l’inéluctable arrivée de Hitler au pouvoir. Les nazis ont sa fiche. Aussitôt au pouvoir, ils brûlent ses livres, en tête de liste des autodafés, ils savent qu’ils ont affaire à un adversaire implacable. Dès lors, avant même l’incendie du Reichstag, Heinrich prend le chemin de l’exil : la France (le fameux séjour des Allemands exilés à Sanary), puis Paris, puis dès 1940, les Etats-Unis, via l’Espagne et le Portugal. Lui, qui avait si bien décrit le retour en Allemagne dans « Zwischen den Rassen », vit, dans sa vraie vie, l’expérience de l’exil. Lui, qui avait été honoré sous la République de Weimar, présidant en 1931 la section Poésie de l’Académie prussienne des Arts, vivra les dix-sept dernières années de sa vie hors d’Allemagne.

     

     

    Et puis, Heinrich Mann, c’est grâce à lui que avons tous pu découvrir les cuisses dénudées, le porte-jarretelles, et l’éclatante présence de Marlene Dietrich, en 1930, dans l’Angle Bleu, de Josef von Sternberg. Premier film parlant en Allemagne, le film qui lance la carrière de Marlene et inaugure ses fructueuses années de collaboration avec Sternberg. Heinrich Mann, que fait-il là ? Eh bien c’est de son livre, « Professor Unrat », publié en 1905, qu’est tiré le scénario du film. L’histoire d’Immanuel Rath, professeur de littérature anglaise, chahuté par ses étudiants, qui s’éprend jusqu’à la ruine de Lola-Lola, incarnée par Marlene dans le cabaret L’Ange Bleu. Il faut dire que lorsqu’elle croise les jambes, droite sur sa chaise, et qu’elle entonne « Ich bin von Kopf bis Fuss auf Liebe eingestellt », toute résistance paraît vaine, d’ailleurs à quoi bon résister ?

     

     

    Bien sûr, un quart de siècle plus tôt, le roman « Professor Unrat » (Professeur Déchet, surnom donné par les étudiants chahuteurs) charriait d’autres thèmes que celui de la seule perdition devant la chair, immortalisé par Marlene et Sternberg. Je reviendrai sans doute, dans une chronique ultérieure (il m’en reste, celle-ci finie, 132 à rédiger), sur le rapport des frères Mann, Thomas et Heinrich, puis celui de Klaus (fils de Thomas) avec les structures des sociétés allemandes qu’ils décrivent. Il faudrait plutôt dire « déstructuration », de l’univers bismarckien au Troisième Reich, en passant par la société wilhelmine (Guillaume II) et la République de Weimar (1919-1933). Je ne pourrai faire l’impasse sur « Der Untertan » (1918), l’un des grands textes de Heinrich. Ni sur son rapport à la France, dont il connaît remarquablement la littérature. Ni sur le courage de ses positions politiques. Ni sur l’aspect « esthétisant » d’une partie de son œuvre, rappelant son illustre contemporain Gabriele D’Annunzio.

     

     

    Mais là, cet après-midi, je voulais juste vous dire que le grand Thomas Mann avait un frère. Et que ce frère, ma foi, n’est pas n’importe qui. Ni dans ses options de vie. Ni dans l’extrême qualité de son œuvre littéraire. Encore moins, comme observateur politique, dans l’acuité de son regard sur l’époque. Ce frère magnifique, méconnu, je voulais ici, avec l’émotion qui remonte, celle du souvenir de mes premières lectures, lui rendre hommage. Oui, dans l’incroyable famille Mann, il y eut aussi Heinrich. Un destin un peu perdu, dans la lointaine Californie, une vie au milieu des livres. Une très grande conscience allemande, au vingtième siècle.

     

     

    Pascal Décaillet

     

     

     

    *** L'Histoire allemande en 144 tableaux, c'est une série non chronologique, revenant sur 144 moments forts entre la traduction de la Bible par Luther (1522-1534) et aujourd'hui.

     

    Prochain épisode : Sanary, l'exil bleuté des écrivains.

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Série Allemagne - No 11 - 1813 : Leipzig, la Bataille des Nations

    Battle_of_Leipzig_11.jpg 

     

    L'Histoire allemande en 144 tableaux - No 11 – Leipzig, 16 au 19 octobre 1813 : un choc colossal. Trois Rois et trois Empereurs. Au final, une défaite pour Napoléon. Et pour les Allemagnes, le début du renouveau.

     

     

    C’est une bataille capitale, sans doute la plus importante des guerres napoléoniennes. Pourtant, à part dans l’historiographie allemande, elle est peu connue du grand public : moins que le soleil d’Austerlitz (2 décembre 1805), moins que la morne plaine de Waterloo (18 juin 1815). Mais les Allemands, eux, la connaissent : ils ont quelques raisons de s’en souvenir.

     

     

    D’abord, parce que ce choc monumental de plusieurs armées s’est déroulé chez eux, dans la ville qui était celle de Bach et qui allait devenir celle de Wagner (il y est né le 22 mai, cinq mois plus tôt, et son père mourra des séquelles du typhus, contracté au moment de la bataille). Surtout, parce que Leipzig marque la fin de l’occupation française, le reflux de la Grande Armée vers son territoire national (pour le défendre, ce qu’elle fera admirablement en 1814), la victoire des peuples allemands libérés. D’où le surnom de Leipzig : Völkerschlacht, la Bataille des Nations. A bien des égards, on peut considérer la période 1813-1945 comme un cycle de l’Histoire allemande, celui du réveil national, des conquêtes, puis de la chute, lors de la prise de Berlin au corps à corps, maison par maison, par les Soviétiques.

     

     

    L’historien Stéphane Calvet parle de la bataille des Trois Rois (Murat pour Naples, le roi de Prusse et le roi de Saxe) et des Trois Empereurs (Napoléon, le Tsar Alexandre, l’Empereur d’Autriche). Dans son livre, « Leipzig 1813, la guerre des peuples » Editions Vendémiaire, il nous livre le remarquable résultat de recherches sur le déroulement de la bataille, la violence du choc, les blessures, le rôle de l’artillerie, le sort terrible des mutilés (nous sommes bien avant Solferino). Les Allemands, pour leur part, ont beaucoup écrit sur la bataille de Leipzig, conscients de son rôle capital dans le destin de leur pays.

     

     

    Leipzig, c’est la grande bataille de l’après Campagne de Russie. La Russie, la Prusse, l’Autriche, mais aussi la Suède de Bernadotte sont unies contre la France, qui, également ennemie de l’Angleterre, se trouve seule face à la puissance et la supériorité numérique de cette Sixième Coalition. Sur territoire prussien, dans les mois qui précèdent, Napoléon remporte encore des victoires (Lützen, Bautzen), mais c’est bel et bien dans la ville saxonne que va se dérouler, en automne, l’une des plus violentes confrontations de l’Histoire militaire européenne.

     

     

    La bataille dure trois jours, du 16 au 19 octobre. Encore aujourd’hui, elle est étudiée dans les Ecoles militaires. Les mouvements de troupes sont complexes. Le sort (comme, deux ans plus tard, à Waterloo) ne se décide que sur le tard. Les Alliés sont en nette supériorité numérique. Les canons, innombrables. La violence de l’artillerie, incroyable. Certains font dater de Leipzig le début du concept de « guerre totale », d’autres d'Eylau (1807, la charge de cavalerie de Murat), d’autres encore bien avant. Ce qui est sûr, comme le note Stéphane Calvet, c’est que Leipzig nous fait entrer dans un nouveau type de batailles. Il parle du « crépuscule des guerres dynastiques ». Et de la naissance de guerre des peuples.

     

     

    Certes, la nation en armes s’était levée dès la Révolution, en France, avec les Soldats de l’An II, mais là, ce sont tous les peuples d’Europe qui commencent à se battre pour un autre impératif que le service du prince. Dès lors, comment ne pas rattacher Leipzig 1813 aux Discours à la Nation allemande, Fichte, Université de Berlin, 1807, dont nous avons déjà parlé dans cette Série ? Et la voilà justement, cette Prusse, quittant Napoléon pour se battre avec les autres Allemands, entrant dans un dix-neuvième siècle qui sera celui de sa plus grande puissance, elle qui forgera l’unité allemande.

     

     

    Reste la question des Saxons. Alliés de Napoléon, ils ont allégrement trahi l’Empereur dans la dernière phase de la bataille (au moment où le destin pouvait sourire à la Grande Armée), et l’expression, dans bien des milieux, est restée : « Saxon », comme synonyme de « traître ».

     

     

    Stéphane Calvet nous montre, avec d’autres, à quel point la bataille fut terrible. Les Coalisés perdent plus d’hommes que les Français, mais ils sont beaucoup plus nombreux. Le sort des blessés est terrible. On les isole dans des ghettos, ou des cimetières, les hôpitaux sont débordés, Henry Dunant et la Croix-Rouge n’existent pas encore. Les épidémies se lèvent. On se bat dans les rues. Il est même question un moment, précise toujours Calvet, de faire sauter la ville.

     

     

    Au final, les Français sonnent la retraite. Ca n’est pas une capitulation, mais la Grande Armée s’en va. Le prochain enjeu, ce sera, en 1814, la Bataille de France, qui certes se soldera par le premier exil de Napoléon (île d’Elbe), mais montrera plus que jamais le génie stratégique de l’Empereur, qui promène les Alliés pendant des semaines, de Montmirail à Château-Thierry.

     

     

    Mais diable, nous sommes ici dans une Série Allemagne. Pour les Prussiens, pour les Saxons, pour l’idée naissante de nation allemande, quelque chose se passe, du 16 au 19 octobre, autour de la ville de Leipzig. Oh certes,il faudra encore du temps, le Zollverein, puis, deux générations plus tard, les combats interallemands menant à l’unité, mais Leipzig sera vite considérée, du Rhin à l’Oder, comme le réveil armé des peuples. Que le lieu de ce choc titanesque fût la ville du Cantor Bach, celle où Mendelssohn le fera redécouvrir, celle de Richard Wagner, ne peut être considéré comme un simple caprice du hasard. Très vite, les Allemands y voient un signe du destin. La mère de toutes les batailles, autour de l’un des centres historiques de la culture allemande. La bataille de Leipzig, c’est peut-être, dans le destin allemand, le vrai début du dix-neuvième siècle, qui durera 101 ans, jusqu’en 1914.

     

     

    Pascal Décaillet

     

     

    *** L'Histoire allemande en 144 tableaux, c'est une série non chronologique, revenant sur 144 moments forts entre la traduction de la Bible par Luther (1522-1534) et aujourd'hui. Prochain épisode : Heinrich Mann, le vrai père de L'Ange Bleu.

     

     

     

     

     

  • Les voix, les plumes, la montagne

    images?q=tbn:ANd9GcRZNp5MYPzA7bd02iEx5CiQrdshAWxq5229XXtfO_qGCB8kcpjbXQ 

    Sur le vif - Samedi 08.08.15 - 15.36h

     

    Clara et Robert : des lettres de feu. Les mots de la passion, mais aussi ceux de l’intelligence, entre deux êtres qui s’aiment, autour de la musique. La correspondance de Robert et Clara Schumann, aujourd’hui connue dans le monde entier, vaut plus que jamais d’être lue. Mieux : d’être entendue. Ce fut le cas, mardi 4 août à la Salle communale de Saint-Luc, par les voix de deux comédiens, Anne Salamin et Jacques Maitre. C’était la fin d’une magnifique journée d’été, les voix se sont élevées au fur et à mesure que la lumière, derrière l’arête de la montagne, déclinait. Les stores, programmation automatique ou hasard du destin, avaient eu la courtoisie de se lever au moment précis où le soleil disparaissait. Le décor prenait son sens, s’intégrait au spectacle.

     

    Les voix, donc, pour lire les plumes. Mais surtout, trois magnifiques autres voix (Géraldine Cloux, mezzo ; Laura Andres, soprano ; Claude Darbellay, baryton-basse), pour interpréter les œuvres de Clara et Robert Schumann, avec Michèle Courvoisier au piano et Florestan Darbellay au violoncelle. Et toute la magie de cette soirée, ce fut celle d’une alternance, celle du jour et de la nuit, celle des lettres lues et des Lieder chantés, à commencer par le « Kennst du das Land », sur un texte de Goethe, puis Heine, Chamisso, Eichendorff et tant d’autres.

     

    Robert aime Clara, Clara aime Robert. Ils se connaissent depuis que Clara a neuf ans, Robert dix-neuf. L’un à l’autre, il sont promis. Le père de Clara n’est pas du genre facile. Il ne veut pas de cette union. La situation s’envenime. Robert devra faire intervenir la justice. Il y a, dans les voix d’Anne Salamin et Jacques Maitre, toute la part de passion musicale, celle d’intransigeance sur la forme et l’invention, mais aussi des moments d’humour : Robert se braque face à l’opposition du père, il s’emporte franchement, la lecture passe à merveille. Au moment où on espère la suite, les comédiens se taisent, laissent place à la musique.

     

    Les voix des deux jeunes cantatrices, Géraldine Cloux et Laura Andres, sont incroyables, le Lied surgit avec cette urgence qui nous saisit, nous emporte, avec le piano et le violoncelle les voix ne font plus qu’un, quelque chose se passe. Un Lied, c’est d’abord une histoire. Un bijou de densité, de brièveté, de captation physique de la salle. Derrière la montagne, le jour n’en peut plus de prendre congé. Ca n’est pas rien d’être là, en Anniviers, pas rien d’être à Saint-Luc, dans la grâce de cette pente, pas rien d’être juste à cette heure-là du soir, tout s’enchaîne, spectacle total, puissance du romantisme allemand, succès, bonheur. Je ne suis pas prêt d’oublier ce moment de poésie et de musique. Il y avait les voix. Il y avait les plumes. Il y avait le témoignage muet de la montagne, allez disons magique, puisqu’on y est.

     

    Le Festival du Toûno s’est tenu toute la semaine, du 3 au 7 août, en différents endroits du Val d’Anniviers, avec même un concert au mythique Hôtel Weisshorn. Déjà, on brûle de l’édition suivante. Car enfin, s’il faut interpréter le romantisme allemand, le faire au milieu d’une nature incomparable s’inscrit dans le sens premier, déjà annoncé au 18ème par le Sturm und Drang, d’un spectacle total. Où le décor réel ne saurait faire l’objet d’un seul hasard visuel. Mais fonctionne dans l’œuvre. Comme jadis à Epidaure, lorsque le soleil se couchait au moment précis où Œdipe-roi se crevait les yeux. Ou comme, beaucoup plus tard, dans les palais de Bavière ou à Bayreuth. Merci à tous, Claude Darbellay, Michèle Courvoisier, merci à Florestan, ce violoncelliste si sensible, merci aux jeunes cantatrices et aux deux comédiens. Il fut un temps où l’été en montagne avait réputation d’être nécessairement ennuyeux. Grâce à cette conception-là de la culture sur un lieu de villégiature en altitude, ce préjugé vole en éclats. Ce Festival du Toûno n’est rien d’autre qu’une grâce.

     

     

    Pascal Décaillet