Sur le vif - Dimanche 10.01.16 - 17.42h
La Suisse est un pays d’équilibres. Entre langues, religions, origines, cultures différentes, nous bâtissons notre destin national sans nous faire la guerre. C’est un petit miracle, mais jamais vraiment gagné : chaque génération doit réinventer la fragile géométrie qui nous tient. Politiquement, le génie de notre pays a été d’intégrer les oppositions : le Lucernois Josef Zemp, premier catholique conservateur au Conseil fédéral après 43 ans de règne absolu des radicaux, en 1891 ; le Bernois Rudolf Minger, premier UDC en 1929 ; le Zurichois Ernst Nobs, premier socialiste en 1943. C’est un art de la grande coalition, expérimentée bien avant l’Allemagne des années 1966-1969, qui va son chemin.
Pays d’équilibres, oui. Sans les assurances sociales, au premier plan desquelles l’AVS (1948), notre premier pilier, notre fleuron, la Suisse ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui. Sans la Paix du Travail (1937) et l’importance accordée au partenariat social, non plus. Elle le serait encore moins sans la démocratie directe, ce trésor, cette géniale soupape, qui permet aux revendications de remonter, surgies des profondeurs, jusqu’à l’échelon de débat national, tranché par un corps électoral de quelque cinq millions de personnes.
Pays d’équilibres, dans le rapport intime, mystique peut-être, entretenu par chacun de nous avec notre paysage national. Notre sentiment d’appartenance ne relève pas seulement de l’idée que nous nous faisons du pays (système politique, fédéralisme, souveraineté, solidarité sociale, etc.). Non, il se fonde sur quelque chose de plus profond, où une forme d’émotion mystique, un attachement à la terre, aux lacs, aux montagnes, joue un rôle majeur. Nous avons en Suisse des paysages d’exception : pourquoi ces derniers ne produiraient-ils pas sur nous un puissant instinct de reconnaissance ?
Certains de ces paysages ne doivent pas grand-chose à l’établissement des humains. D’autres, si : vignobles valaisans superposés sur des murettes de vieille pierre, sublime tableau de Lavaux, entre ciel et lac, comme un Hodler, infatigable travail des champs dans les vallées de montagnes, lutte séculaire contre le marécage, en plaine, pour établir le cadastre céréalier, début de civilisation. Dans tous ces exemples, l’humain dans son paysage a fait son œuvre.
Pays d’équilibres, où le sentiment de nature est profond. Il se vérifie dans le vote sur les marais de Rothenthurm (1987), dans l’initiative des Alpes (1994), dans celle de Franz Weber (2012). Nous avons aujourd’hui huit millions d’habitants, je doute qu’il soit judicieux de monter à douze, ou quinze. Aimer la Suisse et ses équilibres, c’est entrer en matière sur la question de la surpopulation du Plateau, dont le territoire fait déjà l’objet d’un « mitage » sur lequel les Suisses ont tranché, avec Weber. A Genève, nous arrivons à un demi-million d’habitants : je doute que la volonté du souverain (si on daigne solliciter son avis) soit de s’empresser de passer le cap du million, juste pour satisfaire une soif de profit à court terme. Aimer son canton, son pays, c’est tenter de voir plus loin que le rendement immédiat de quelques-uns.
Pays d’équilibres. Où l’un des soucis premiers doit être la préservation du corps social. L’immense chantier lancé à Berne autour de la réforme de l’AVS ne devra laisser personne sur le chemin. Surtout, il devra témoigner d’un peu plus de vision que le simple montage de vases communicants (entre premier et deuxième pilier) proposé pour l’heure. Mais où une autre réflexion, majeure, ne saurait être esquivée : celle sur la densité de population par rapport au paysage. La terre suisse n’est en aucun cas extensible. Notre Plateau se fraye un étroit chemin entre Alpes et Jura. Nos villes n’ont pas vocation à devenir New York. La question du nombre d’habitants est centrale. Si, du moins, nous entendons léguer à nos enfants, puis aux générations d’après, le pays si vivable et respirable, à taille humaine, que nous aimons depuis toujours.
Pascal Décaillet