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Liberté - Page 475

  • Série Allemagne - Numéro 27 - Sturm und Drang (1770-1785) : Tempête et Pulsion sur les âmes allemandes !

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    L'Histoire allemande en 144 tableaux - No 27 – Sturm und Drang : trois syllabes incroyablement sonores, pour un mouvement littéraire qui, juste avant la Révolution française, enflamme les Allemagnes. On le confond souvent avec le Romantisme, et… on n’a peut-être pas tort !

     

    Samedi 18.07.20 - 16.57h

     

    « Freiheit, Freiheit ! » : lorsque le rideau tombe sur les dernières paroles du Ritter Götz von Berlichingen, de Goethe, un soir de juillet 1971 à Nuremberg, où je passe l’été, je suis loin de me douter, à juste treize ans, que je viens d’assister à une pièce emblématique du Sturm und Drang ! J’ai aimé la représentation, vaguement compris l’action, tout au plus saisi qu’il s’agissait d’affranchissement, du combat d’un homme contre les codes de son époque. Mais décidément, c’était trop tôt, dans ma vie, pour saisir tout l’enjeu qu’un jeune auteur de 24 ans avait entendu donner, dans la société qui était la sienne, les Allemagnes en 1773, au combat d’un Chevalier du début du seizième siècle. Je n’avais même pas entendu parler de Werther, best-seller absolu, offert au monde ébloui l’année suivante. Inutile de dire que je n’avais jamais entendu parler du Sturm und Drang !

     

    Sturm und Drang : on pourrait traduire par Tempête et Passion, je préfère pour ma part Tempête et Pulsion, à vrai dire il est très difficile de passer en français le génial condensé sonore de ces trois syllabes : elles nous mettent la pression, comme le couvercle d’une marmite à vapeur ! Nous sommes dans les Allemagnes (j’insiste sur le pluriel : le Saint-Empire ne sera dissous qu’en 1806, après la victoire de Napoléon à Iéna et le début de l’Occupation de la Prusse), dans la seconde partie du dix-huitième, un siècle capital pour l’Histoire allemande, celui de sa renaissance, après le long désert ayant succédé à la Guerre de Trente Ans (1618-1648).

     

    On date le Sturm und Drang, généralement, des années 1770 à 1785, certains poussant jusqu’à 1790. Une période d’une incroyable effervescence dans l’univers littéraire germanique : le jeune Goethe, Herder, puis Schiller, celui des Räuber, les Brigands, sa première grande pièce (1781). On confond souvent (et une certaine postérité a entretenu cela) le Sturm und Drang avec le Romantisme, venu plus tard. Et il est vrai que les points communs sont nombreux : rupture avec le rationalisme des Lumières (encore que cette thèse soit contestée au vingtième siècle par Georg Lukacs, le grand critique hongrois, auteur de la Théorie du Roman), champ libre aux sentiments, retour aux grands récits germaniques, début d’un immense travail lexical sur les mots allemands, qui sera, plus tard, l’œuvre des Frères Grimm, auxquels nous avons déjà consacré un épisode, le no 20 (30 août 2015), de cette Série.

     

    Dans ces années-là, qui précèdent immédiatement une Révolution française dont les conséquences sur les Allemagnes seront immenses, que se passe-t-il ? On prend congé des Lumières. L’Aufklärung vient de jouer un rôle considérable, pendant des décennies, sur les esprits allemands. Elle les a ouverts. Elle les a mis en connexion avec le reste du monde, notamment la France. Elle a donné à l’Allemagne le très grand philosophe Moses Mendelssohn, grand-père du musicien, mais aussi bien sûr Kant et Lessing. Mais voilà, autour de 1770 (l’année de naissance d’une comète en perpétuelle Révolution formelle appelée Beethoven), certains esprits allemands aspirent à autre chose. Radicalisation des Lumières, c’est une école. Rupture avec les Lumières, c’en est une autre, pour laquelle j’ai toujours penché, d’abord sous l’influence de grands professeurs, puis par mes lectures.

     

    Avec le Sturm und Drang, on est moins préoccupé de démontrer (même si la grande école de la philosophie allemande demeure) que de montrer. On raconte des destins humains ! Götz se bat pour la liberté. Werther, débordé par sa passion, se suicide, et son acte fait pleurer l’Europe entière. Les Brigands de Schiller défient la morale et la convenance. On pose le drame (action théâtrale) comme fondement du récit. On germanise les figures. On commence à puiser dans le Moyen Âge allemand. On révoque l’influence française, notamment dans le théâtre. On travaille sur les mots allemands, on en invente. Difficile de ne pas voir dans le Sturm und Drang une absolue, une irrévocable préfiguration du Romantisme !

     

    La grande question : le Sturm une Drang est-il seulement un mouvement littéraire, ou faut-il le comprendre aussi comme un mouvement politique ? La postérité s’est déchirée sur le sujet. Les uns voient dans ce premier grand recours aux mythes allemands l’esquisse de la renaissance nationale qui prendra forme à Berlin, en 1807, avec les Discours à la Nation allemande de Fichte (cf. No 2 de notre Série, 21 juillet 2015). D’autres estiment que ce lien de filiation est prématuré. Une chose est sûre : si le Sturm und Drang n’est pas encore le Romantisme, certains de ses aspects y ressemblent diablement ! Nous parlerons en tout cas, au sens littéraire, pour notre part, d’une préfiguration.

     

    Et s’il n’y avait qu’une œuvre à retenir ? Werther, bien sûr ! Pour sa forme épistolaire, qui rappelle Rousseau. Pour la puissance dévastatrice des sentiments. Pour le tragique du destin. On dit souvent de Goethe qu’il est un esprit universel, avec tout le risque d’ennui que cette formule peut comporter. Mais au milieu d’une œuvre immense, à cheval sur deux siècles, ce roman si frappant, si singulier, si sincère, a fait du jeune auteur, en attendant l’Olympe, l’un des rares capables de toucher universellement le cœur des lecteurs. Et aussi, celui des lectrices ! Excellente lecture à tous !

     

     Pascal Décaillet

     

    *** L'Histoire allemande en 144 tableaux – Une Série racontant le destin allemand, de 1522 (traduction de la Bible par Luther) jusqu’à nos jours. Les 24 premiers épisodes ont été publiés en 2015, et peuvent être lus directement en consultant ma chronique parue le 11 juillet 2020, ici :

    https://pascaldecaillet.blog.tdg.ch/archive/2020/07/11/serie-allemagne-c-est-reparti-307498.html .

    La Série n’est pas chronologique, elle suit mes coups de cœur, mes envies, mes lectures. Lorsqu’elle sera achevée, une version rétablissant la chronologie vous sera proposée.

     

     

     

     

     

     

     

  • Sommet de Bruxelles : l'amicale des boxeurs groggy

     

    Sur le vif - Vendredi 17.07.20 - 12.58h

     

    La crise sanitaire l'a prouvé avec éclat : face à une difficulté majeure, chaque nation ne peut compter que sur elle-même. Chacune, sur notre continent, a fait ce qu'elle a pu, de son mieux, pour renforcer ses solidarités internes, maintenir sa cohésion sociale, venir en aide aux personnes les plus touchées.

    Dans cette tempête, l'Union européenne n'a pas existé. Chaque nation s'est trouvée seule. Respectueuse des autres, il faut le noter, sincèrement sensible aux souffrances de ses voisins. Ce ne fut pas une guerre entre nations, mais une guerre de chaque nation, pour elle-même, au milieu d'autres nations. Certains pays, comme la France, ont eu une gestion dure, jacobine, verticale, fliquée même parfois. D'autres, comme la Suisse, ont respecté la liberté individuelle des gens. Ils ont fait confiance. Nous ne nous en plaindrons pas.

    La crise, comme révélateur. Le génie propre de chaque pays, en fonction de son Histoire, a été mis en lumière par le virus. Dans cette affaire, tous ont existé. Tous, sauf l'Union européenne.

    Et voilà qu'à Bruxelles, des chefs de rencontre, semblables à une amicale de boxeurs groggy, sous prétexte de "relancer l'Union", cherchent à mutualiser leurs difficultés en recourant au pire expédient dans ces cas-là : l'endettement ! On va faire tourner la planche à billets, mettre en circulation une monnaie dont la garantie réelle est de plus en plus faible, et bien sûr reporter la charge finale sur les contribuables des pays membres.

    Un jour ou l'autre, il faudra payer l'addition. Politiquement, ce sera une montée encore plus puissante des partis anti-européens. Un discrédit renforcé de la classe politique, et plus généralement du principe de représentation. La France, par exemple, pourrait en sentir le résultat lors de la présidentielle de 2022.

    La Suisse n'est pas membre de l'Union européenne. C'est pour elle une bénédiction. Avec ce système de valeurs fictives, où la fuite en avant est reine, notre petit pays doit se montrer plus intraitable que jamais sur sa distance, sa souveraineté, son indépendance. Depuis la guerre, il a trop misé sur son Commerce extérieur avec le continent, au détriment de son agriculture et de sa souveraineté alimentaire. Il doit, en profondeur, rectifier ce déséquilibre, engager des négociations État par État, et doucement signifier à Bruxelles qu'il ne lui doit rien. Tout cela, respectueusement : si l'Union européenne est devenue, hélas, une machine antipathique et technocratique, les différents peuples qui la composent sont nos amis. Tous, sans exception.

    L'Europe, oui. Celle des cœurs, de la culture, des valeurs communes. La machine technocratique, celle qui tourne à vide comme les pantins expressionnistes dans les expos d'avant-garde des années vingt, c'est définitivement non.

     

    Pascal Décaillet

  • Série Allemagne - No 26 - Klaus Mann, Méphisto, l'ambiguïté du diable

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    L'Histoire allemande en 144 tableaux - No 26 – Quand un acteur de légende, l’immense Gustaf Gründgens, se vend corps et âme, par pur opportunisme, au Troisième Reich, l’écrivain Klaus Mann en fait un livre. Le héros devient « Hendrik Höfgen », il brille dans le rôle du diable, et multiplie les compromissions avec le régime nazi. Et le roman, Méphisto, n’est rien d’autre qu’un chef d’œuvre.

     

    Jeudi 16.07.20 - 17.53h

     

     

    C’est l’un des romans les plus fascinants du fils perdu de Thomas Mann. Je m’en veux déjà, je ne devrais pas dire cela, toujours ramener Klaus Mann (1906-1949) à son immensité de génie de père, Prix Nobel de littérature en 1929, l’un des plus grands romanciers de langue allemande, l'auteur des Buddenbrooks, de la Montagne magique et de Mort à Venise, passages obligés de tout germaniste en herbe, monument de la littérature mondiale.

     

    Laissons donc le dieu Thomas, que nous avions déjà évoqué ici le 16 août 2015, dans l’épisode no 13 de notre Série, « Sanary, l’exil bleuté des écrivains », et que nous retrouverons pour vous parler un jour de Lübeck. Et intéressons-nous intrinsèquement à Klaus, non seulement fils du divin (je me gifle en le répétant), mais aussi neveu d’Heinrich (cf. numéro 12 de notre Série, 12 août 2015, « Heinrich Mann, le vrai père de l’Ange bleu »), frère d’Erika, frère de Golo, tous artistes, incroyable famille ! Dire que les relations, d’un membre à l’autre de cette Olympe littéraire où chaque nid cache une vipère, respiraient la facilité, serait exagéré.

     

    Parlons de Klaus. Et reconnaissons qu’à l’ombre d’un père qui dévore tout, une place d’écrivain est possible. Et quel écrivain ! Même si Klaus n’avait été le fils de personne, son nom retentirait encore dans la littérature allemande. Et c’est notamment grâce à Méphisto.

     

    L’affaire est assez simple à comprendre, ce qui m’amené, après une nuit (sic !) d’hésitation, à vous proposer ce sujet, qui me permet de remettre à un improbable lendemain un cycle autrement plus complexe, celui des rapports entre littératures grecque et allemande. Donc, de me lancer dans un texte de cette Série qui sera - un jour - consacré à Hölderlin.

     

    Méphisto, c’est bien sûr le diable, dans le Faust de Goethe. Le personnage principal du roman de Klaus Mann, nommé Hendrik Höfgen, fait référence à l’immense comédien allemand Gustaf Gründgens (1899-1963), qui précisément interpréta comme nul autre, sur toutes les scènes allemandes, le rôle de Méphistophélès. Eh oui, dans cette affaire, il y a Goethe, il y a Thomas Mann, on se heurte sans arrêt à des géants statufiés, on aimerait juste respirer un peu. Respirer : ce fut l’affaire de toute la courte vie de Klaus Mann. Il a entretenu une relation avec Gründgens (le vrai), qui entre 1926 et 1929 fut… le mari d’Erika, sa propre sœur ! Nid de vipères, cycle thébain de l’infernale proximité, tout est là, tout se tient. Thèbes, ou plutôt Argos ? Erika-Klaus, comme Electre et Oreste ?

     

    Le Méphisto de Klaus Mann, sorti en 1936, nous raconte donc, par nom à peine transposé et ne dupant personne, l’histoire d’un Gründgens encore bien vivant ! On y découvre un engagement dans les voies les plus progressistes, proches des communistes, dans l’avant-garde artistique de la République de Weimar (très audacieuse, comme on sait, dans l’invention formelle, nous le verrons avec le Bauhaus). Et le même immense acteur qui n’hésite pas, par opportunisme, pour avoir des rôles, des postes, à devenir une icône théâtrale du Troisième Reich ! C’est le destin de Gründgens, qui d’ailleurs survivra à tout cela, continuant d’arpenter les planches après la guerre, et dirigeant même, de 1955 à 1963, le Deutsches Schauspielhaus de Hambourg.

     

    A noter que Klaus Mann, lui, contrairement à son personnage et au vrai Gründgens, fut un authentique opposant de la première heure au régime nazi, tout comme son père Thomas (je me regifle), tout comme son oncle Heinrich.

     

    Mais Gustaf Gründgens, alias Hendrik Höfgen, alias Méphisto (« Ich bin der Geist, der stets verneint», ainsi se présente-t-il à Faust, au début de la tragédie de Goethe), lui, s’est vendu au régime nazi. Pacte faustien ? Âme perdue ? Destin du peuple allemand, tout entier ? Chacun jugera. D’autres artistes l’ont fait, par exemple au plus haut niveau musical. L’un des plus importants philosophes du vingtième siècle, aussi. Et puis, d’autres, beaucoup moins nombreux, ne l’ont pas fait. Parmi eux, un certain Klaus Mann. Une existence orageuse, fracassée, des tentatives de suicide, et puis un jour à Cannes, à l’âge de 42 ans, la mort, la vraie. Dès qu’il apprend l’événement, Thomas, le père (je me fustige), fait allusion à l’ombre sans doute envahissante qui avait dû être la sienne. La main glacée du destin.

     

    Le Méphisto de Klaus Mann est un très grand livre. Et Klaus, un très grand écrivain. Avec lui, on ne fréquente pas la voûte universelle du Ciel, comme avec Thomas (là, je me saigne). Non. On est juste avec des humains fragiles, des hommes et des femmes qui s’aiment et qui souffrent. Et avec Gründgens, pardon Höfgen, on plonge dans le coeur du pacte avec le diable. Juste pour demeurer, un peu plus encore, sur le devant de la scène.

     

    Pascal Décaillet

     

     

    *** L'Histoire allemande en 144 tableaux – Une Série racontant le destin allemand, de 1522 (traduction de la Bible par Luther) jusqu’à nos jours. Les 24 premiers épisodes ont été publiés en 2015, et peuvent être lus directement en consultant ma chronique parue le 11 juillet 2020, ici :

    https://pascaldecaillet.blog.tdg.ch/archive/2020/07/11/serie-allemagne-c-est-reparti-307498.html .

    La Série n’est pas chronologique, elle suit mes coups de cœur, mes envies, mes lectures. Lorsqu’elle sera achevée, une version rétablissant la chronologie vous sera proposée.