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Liberté - Page 182

  • Vous vous ennuyez ? Lisez Plutarque !

     

    Commentaire publié dans GHI - Mercredi 16.11.22

     

    Depuis plus d’un demi-siècle, je dévore la Vie des hommes illustres. Signé Plutarque, l’un des plus grands biographes de l’Antiquité, au premier siècle de notre ère. L’un des auteurs grecs à m’avoir le plus marqué. Je l’ai lu très jeune, dans la langue. Dans ses Vies parallèles, il compare le parcours des Grecs et des Romains célèbres, Alexandre et César, Démosthène et Cicéron. Il est lui-même à cheval sur les deux civilisations, et passe de longs séjours dans une Rome qui a certes vaincu le monde grec, mais se trouve profondément influencée par le monde hellénique, ce qu’un célèbre vers d’Horace résume en cinq mots.

     

    A lui seul, par son recul historique, sa connaissance intime des antécédents, l’immensité de sa culture littéraire, Plutarque incarne le lien entre Rome et la Grèce. Et je me demande même s’il ne symbolise pas, aux yeux d’une postérité qu’il a profondément influencée (Shakespeare, Rousseau, Beethoven), l’Antiquité elle-même. Je me permets un conseil : lisez Plutarque. Choisissez, je vous prie, la remarquable traduction de Jacques Amyot : vous y entendrez chanter le français du seizième siècle, et la douceur même de cet archaïsme vous portera dans la passion des temps anciens.

     

    Plutarque n’est pas un historien, dans le sens scientifique donné aujourd’hui à ce mot, ni dans la ligne de rigueur de l’immense Athénien Thucydide, l’auteur de « La Guerre du Péloponnèse », qui vécut cinq siècles avant lui. Mais il est un narrateur d’exception. Le jeune Rousseau, qui le lisait déjà avec son père, restera toute sa vie sous son influence. Beethoven le lit avec passion. Et je crois que tout adolescent, helléniste en herbe, ayant d’abord dû passer par les récits de batailles de Xénophon, puis commencé à pratiquer les Dialogues de Platon, la Poétique d’Aristote, les tragédies de Sophocle, découvre comme un chemin de bonheur, d’humanité, de génie narratif, dans cet auteur au fond assez tardif (huit siècles de littérature grecque le précèdent, depuis les temps homériques).

     

    Oui, pour un jeune, amoureux de textes, d’Histoire et de musique, il y a, dans la totalité du monde restituée par Plutarque, des fragments de vérité. Pas toujours celle de l’historien, au sens actuel. Mais celle de l’âme humaine. Longtemps, on l’a d’ailleurs décrit comme un « moraliste », non dans le sens d’un donneur de leçons, mais plutôt dans celui d’un spécialiste des mœurs. Je me souviens du Professeur André Hurst, nous parlant de Plutarque avec une infinie science : non seulement l’œuvre, mais les éditions critiques, l’immensité de la postérité, c’était tout simplement passionnant de l’écouter.

     

    Alors quoi, moraliste, historien, biographe, romancier ? Depuis deux millénaires, on lui colle des étiquettes. Et si le génie de cet esprit était, justement, d’échapper à toutes les nomenclatures ? Tenez, je voulais vous parler d’autre chose au début, de politique genevoise, du pouvoir, de la justice. Et puis voilà, comme détourné pas mes passions souterraines, je vous ai parlé de Plutarque. Peut-on jamais prévoir ce que votre propre plume vous réserve ? Excellente semaine à tous !

     

    Pascal Décaillet

  • Barenboim, relieur d'âmes

     

    Sur le vif - Mardi 15.11.22 - 10.02h
     
     
     
    Né le 15 novembre 1942 à Buenos-Aires, 80 ans aujourd'hui, Daniel Barenboim n'est peut-être pas mon chef d'orchestre préféré, ni mon pianiste préféré (bien qu'il soit l'un des meilleurs vivants), mais ces deux restrictions n'ont strictement aucune importance. Parce qu'il est un géant.
     
    Un musicien total, enfant prodige dans son Argentine natale, mémoire musicale unique au monde (à l'exception de Martha Argerich), une vie dévorée par la musique, c'est fou, c'est prométhéen, c'est vertigineux, tout ce que cet homme a fait, toutes ces intégrales qu'il nous aligne comme d'autres vont aux champignons, toute l'immensité de son art.
     
    Daniel Barenboim est non seulement l'un de nos plus grands virtuoses, il est aussi une encyclopédie vivante et frémissante, sans cesse renouvelée. Il est la Bibliothèque d'Alexandrie, celle qui jamais ne brûle d'une autre ardeur que celle de la passion. Il est la vie musicale de la seconde partie du 20ème siècle, et de ce début de 21ème.
     
    Le grand Furtwängler, lorsque Barenboim n'avait que onze ans, avait voulu lui faire donner des cours par des gens de la Philharmonie de Berlin, le père de l'enfant avait exprimé des réticences, c'était l'Allemagne de l'immédiate après-guerre, l'irréparable n'était pas si loin. Et pourtant ! S'il est un homme, imprégné de tradition juive, parlant parfaitement l'hébreu, qui a, toute sa vie, propagé dans le monde la culture allemande, Beethoven, Wagner, c'est bien Barenboim. Avec l'Allemagne, il jette des ponts. Avec les Palestiniens, il jette des ponts. Avec tout ce qui pourrait lui apparaître comme a priori hostile, il jette des ponts. Cet homme est un relieur d'âmes.
     
    Les grandes chaînes musicales, depuis des jours, comme Mezzo, rendent hommage à Barenboim, pour cet anniversaire. Intégrale des sonates de Beethoven à Berlin, Mozart à la Jahrhunderthalle de Bochum, et tous les autres. Hier soir encore, c'était la Mer, de Debussy. Lorsque Barenboim cumule le piano et la direction d'orchestre, dans Mozart et Beethoven, on se dit d'abord qu'il en fait trop. Impeccable au clavier, génial de clarté dans Mozart, d'énergie dans Beethoven, il est assurément un peu approximatif lorsqu'il se lève de son siège pour diriger l'orchestre. Mais au fond, quelle importance ? C'est la performance d'ensemble que vise cet homme de la totalité. Si ses deux mains sont occupées par le clavier, qu'importe, il dirigera du menton, et la musique s'accomplira. En plus, il suffit de fermer les yeux, ou d'écouter le disque, et il n'y a rien à redire.
     
    Il faut lire la vie de Barenboim avec, en palimpseste, celle de Beethoven. L'Argentin d'Israël et de Berlin a déjà dépassé, de 23 ans, celle de l'Allemand de Vienne. Mais ce corps, dévoré d'énergie. Cette alliance de puissance et de clarté. Hier soir encore, sur Mezzo, on voyait Barenboim, à Bochum, jouant et dirigeant le Concerto pour piano no 3 en ut mineur, opus 37, de Beethoven. Dans le Rondo final, ce combat de Titans entre le piano et l'orchestre, reprenant interminablement le même thème, l'intimité d'un corps à corps, d'amour et de mort mêlés, la puissance d'une énergie, celle de la vie.
     
    Excellent Anniversaire, M. Barenboim. Vous êtes chaleur et lumière, raison et folie, don et travail, énergie et puissance. Vous êtes la vie, contre la mort.
     
     
    Pascal Décaillet

  • Ludwig à Ramallah

     
    Sur le vif - Samedi 12.11.22 - 08.43h
     
     
    Ramallah, Cisjordanie, 2005. Quelques mois après mon reportage radio en direct, au milieu d’une foule immense, pour les funérailles d’Arafat (novembre 2004), un concert se joue dans la ville.
     
    C’est le moment fort du sublime reportage diffusé hier soir par Stingray Classica, sur la plus belle invention au Proche-Orient depuis juin 1967 : l’Orchestre israélo-palestinien, de Daniel Barenboim.
     
    Dans ce miracle télévisuel, aucune traduction. Chacun parle dans sa langue. Barenboim s’exprime à la Knesset, où il vient de recevoir un Prix prestigieux. De longues minutes de discours à la tribune, en hébreu. On n’y comprend rien, et pourtant je vous jure qu’on est là, scotché face à cette langue éblouissante. On saisit l’essentiel : la présence. Sur une chaîne musicale, le paradoxe n’a rien d’anodin.
     
    Je me suis rendu maintes fois au Proche-Orient, dans ma vie. Je veux la paix entre Israël et les Palestiniens. Je veux un État palestinien, depuis toujours. On n’y est pas. On n’en a jamais été aussi loin.
     
    Il faut voir les visages de ces filles, tellement rayonnantes, et de ces garçons. Ces jeunes musiciens sont l’espoir du monde. Dans la fracture, ils créent le lien. Leur sourire est promesse de vie.
     
    Ils ont, pour les diriger, un pianiste et un maestro d’exception, Barenboim est les deux à la fois. En 1999, il les a réunis. Quatre ans après l’assassinat de Rabin, qui avait, de sa vie, payé sa volonté de paix.
     
    Et puis, il y a un autre Monsieur, dans le reportage. Il n’a jamais connu l’Orient, juste son Allemagne natale, puis toute sa vie à Vienne. En 57 ans de vie, il a révolutionné le langage musical. Complètement sourd, il a porté la musique dans les ultimes galaxies de la beauté. C’est lui que Barenboim et son Orchestre jouent, ce soir-là, à Ramallah. Il s’appelle Ludwig van Beethoven.
     
    Au milieu de ces visages de lumière, dans cette Terre qu’on dit Sainte, l’élévation de l’Andante con Moto, deuxième mouvement de la Cinquième, et l’unité du monde qui surgit, dans la puissance inattendue de la comète. Juste un soir. Le temps d’un concert.
     
     
    Pascal Décaillet