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Liberté - Page 1301

  • Simon de Cyrène

     

    Chronique publiée dans la Tribune de Genève - Lundi 02.05.11

     

    Bien sûr, Rome est un cirque et ce cirque est maxime. Bien sûr, il y a l’éternité de Cinecitta, la constante mise en scène de cette ville unique, le front audacieux des palais, le grand Du Bellay en avait très vite souffert. Bien sûr, une béatification est un show, une piqûre de rappel, « de propaganda fide », trop de faste, trop de télés, c’est Kate et William version Vatican. Catholique, je préfère la sobriété de Cluny. Ou Cîteaux. Ou la solitude d’une madone, au fond d’une chapelle de montagne. En Entremont.

     

    Mais l’essentiel, hier à Rome, c’était la mémoire de cet homme-là. Dire qu’il m’a marqué est un bien faible mot. Le christianisme, non par les grands mots, mais par l’exemple. Un être seul, mais au cœur du monde, dans l’acuité de sa souffrance. Karol Wojtyla, c’était une solitude et une résistance. Un homme sur le chemin, dont les dernières années furent de croix, comme tant d’entre nous, face à la maladie, parfois l’abandon. Souffrance au cœur des souffrances. Avec elles. Juste Simon de Cyrène, qui aide à porter. C’est tout.

     

    Alors voilà, il est mort il y a six ans, et je resterai simplement fier d’avoir été, quelque part dans la masse du monde, son contemporain. Au-delà de la foi qui est chose privée, et dont je suis d’ailleurs incapable de parler, il y avait la lumière d’un exemple. Le sien. Pas la Lumière blafarde, avec un grand L. Non, juste le lumignon. Auprès de la madone. Celle qui nous sourit.

     

    Pascal Décaillet

     

  • Mai-juin 40, vus par Julien Gracq

     

    ManucritsGuerre_gracq.jpgNotes de lecture - Dimanche 01.05.11 - 10.14h

     

    Quelque part au milieu des sept merveilles du monde, il y a la prose de Julien Gracq. Du Rivage des Syrtes à Lettrines, en passant évidemment par l’éblouissant Balcon en forêt, ceux qui aiment cet auteur se disaient qu’ils devaient être face à une œuvre achevée. C’était sans compter deux petits cahiers légués par Gracq à la Bibliothèque Nationale de France. Le récit des journées sombres de mai-juin 1940, l’effondrement de la France en six semaines, par un lieutenant de presque trente ans, Louis Poirier, affecté au 137e régiment d’infanterie de la « première armée du monde », l’armée française. Qui s’écroulera, s’évanouira, se pulvérisera en moins d’un moins et demi.

     

    Poirier, c’est Gracq. À en croire Bernhild Boie, dans l’avant-propos, ces souvenirs de guerre, jetés là, au jour le jour, sur un cahier d’écolier intitulé « Le Conquérant » ( !) n’étaient pas destinés à sortir d’un tiroir privé. Le texte commence le 10 mai 40, jour de l’attaque allemande à l’ouest, et se termine le 2 juin, lorsque le lieutenant Poirier, encerclé près de Dunkerque (dont il devait tenir la tête de pont) crie à la Wehrmacht : « Ne tirez pas. Nous nous rendons ». C’est tout.

     

    Entre ces deux dates, c’est, au fond, toute « L’Etrange Défaite », le chef-d’œuvre de Marc Bloch, que nous raconte le lieutenant. Promenée en Belgique, puis en Hollande, pour finalement confluer avec des dizaines de milliers d’hommes vers Dunkerque en déroute (tenir, à tout prix, pendant que des camarades plus chanceux embarquent vers l’Angleterre), la section Poirier se trouve constamment comme en marge, en lisière de la « vraie guerre », sans jamais la mener. Le lieutenant Poirier n’est ni héros, ni lâche : là où d’autres détalent sous le feu ennemi, il refuse le repli sans avoir reçu un ordre écrit.

     

    Il nous décrit des hommes indifférents au destin de cette guerre, un commandement empêtré dans des ordres contradictoires, une absence totale d’esprit de corps, chacun ne pensant qu’à soi, à commencer par le lieutenant. Le narrateur de ces cahiers de guerre, sensible à la météo (nous sommes au printemps, il trouve sublimes certaines régions de Hollande), nous décrit le paysage de campagne avec l’amoureuse précision de l’une des grandes passions de sa jeunesse, la géographie. Et puis, l’Allemand fascine. Parce qu’il sait, lui, où il va, il a des objectifs de guerre, se donne les moyens de les atteindre. Dans ce récit, l’armée française est toujours terrée quelque part, à attendre, la Wehrmacht toujours en mouvement. Gracq et ses hommes, littéralement, la regardent passer ! Comme s’ils étaient spectateurs de cette guerre, non acteurs.

     

    Reste la grande question : qui écrit ? Louis Poirier, Julien Gracq ? En 1940, l’ancien élève, brillantissime, du Lycée Georges-Clemenceau de Nantes est déjà entré en écriture, notamment avec Au château d’Argol, remarqué par Breton. Il faut voir, dans ces souvenirs de guerre, comme le style évolue selon que le narrateur nous décrit l’attente, ou la furie des derniers jours, lorsque la section se trouve encerclée près d’un canal, dans la région de Dunkerque, et sent l’étau allemand, par une apocalypse d’artillerie, se refermer sur elle. Saisissantes, ces pages : on y retrouve le style du Balcon en forêt, la proximité de la guerre, le chemin de lisière, qui finit par devenir présence.

     

    Sobriété du style. Phases sans verbe. À la manière d’une chronique du temps qui passe, ou d’une sorte de journal de garde, disons tenu par un factionnaire très légèrement surdoué. Ce livre est là (je viens de le lire quelque part dans le Vaucluse), on y voit la guerre et on ne la voit pas, on y entrevoit l’Allemand comme une silhouette nocturne, fugace, pressée. Le temps de la Wehrmacht est un autre temps que celui de la section Poirier. Son monde, un autre monde. L’un est celui de l’aube, l’autre se sait crépusculaire.

     

    Ce livre est là, sous vos yeux. Il ne vous tombe pas des mains. A lire, d’urgence.

     

    Pascal Décaillet

     

    *** Julien Gracq, Manuscrits de guerre, Editions José Corti, avril 2011, 246 pages.

     

     

     

     

     

  • Apocryphe ou non, l'Évangile selon Saint Mark mérite le détour

     

    Sur le vif - Vendredi 29.04.11 - 18.47h (Année du Sonderbund)

     

    Sous l’horrible titre « Oui à un développement équilibré et au profit de tous les Genevois » (contenant un hiatus prouvant que le secrétaire de rédaction n’a pas relu les mots à voix haute), le président du Conseil d’Etat genevois, Mark Muller, nous livre, dans le Temps de ce matin, une analyse aux accents nouveaux. Un texte qui, sans remettre en question le dogme de la libre circulation, en propose toutefois des atténuations au profit de la population du canton. Très exactement, en mots plus polis, en méthodes moins matamores, en tonalité plus bourgeoise, ce que préconise un parti montant et monothématique qui s’appelle le MCG. Amusant, non ?

     

    Après une introduction un peu longue où il s’emploie à défendre le principe de croissance (le moins qu’on puisse attendre d’un libéral), Mark Muller écrit qu’il est essentiel, pour que la population continue de soutenir la libre circulation Suisse-UE, que tout le monde y trouve son compte. Exactement ce qu’a toujours dit la gauche (les « mesures compensatoires »), ou la galaxie Grobet, ou encore le parti ascendant et obsessionnellement monothématique. Exactement ce que, de leurs salons, ont omis de dire les libéraux, les radicaux, à Genève, depuis une décennie. Que vient corriger, l’air de rien, dans le Temps de ce vendredi, ce nouvel Evangile (apocryphe ?) selon Saint Mark ? L’incurie de qui ? L’arrogance de qui, parmi ses pairs ?

     

    Lisez plutôt : « Le Conseil d’Etat invite les entreprises genevoises à engager des Genevois et des chômeurs genevois. Il y va du maintien de la libre circulation, que certains remettent en question, et de la survie de notre modèle économique ». Sic. Et c’est signé Mark Muller ! Et, pour ma part, j’applaudis, car il y a enfin la reconnaissance des limites du libre échangisme pur, et l’affirmation – sans casser le jouet – de la nécessité d’une préférence locale. Il ne s’agit ni de fermer les frontières, ni de stigmatiser nos amis français, simplement de remettre les pendules à l’heure. Là aussi, c’est plus une question de déplacement du curseur que de révolution. Il y aura toujours des frontaliers, ils seront toujours les bienvenus, ils font vivre des secteurs entiers de notre économie, mais les résidents genevois, ça compte aussi.

     

    Sans l’incroyable pression, depuis des années, du parti monothématique montant, jamais un président libéral du gouvernement genevois n’aurait tenu du tels propos. L’intelligence des partis « traditionnels » (j’utilise ce terme faute de mieux), c’est d’intégrer ce que le monothème brutal a de juste et de bon. C’est ainsi, depuis 1848, que s’est construite la Suisse. En absorbant. Et non en rejetant dans la Marge, créatrice de gueux et de Tiers-Etat, ceux qui ne se contentent pas de la tiède et chétive rhétorique des salons.

     

    Pascal Décaillet