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Liberté - Page 1130

  • Nos enfances, nos matrices

     

    Sur le vif - Mardi 02.07.13 - 18.02h

     

    Mes cours d’Histoire, au primaire, dès l’âge de huit ans, ont consisté à apprendre toutes les guerres et toutes les batailles, avec des dates, des traités, des alliances, des renversements de rôles. Aujourd’hui encore, comme pour la grammaire latine, j’ai tout retenu, je dis bien tout. Alors que je serais mal pris s’il fallait vous ressortir une formule chimique ou un théorème de maths.

     

    Question de passion personnelle, d’adhésion. Inutile de dire que pour l’Histoire (c’était celle de la France), l’enseignement que j’ai eu, et que j’ai adoré, est exactement celui que Mai 68 a voulu foutre par terre, avec succès d’ailleurs. Il ne fallait surtout plus d’événement, de chronologie, plus de batailles ni de guerres, juste la lente évolution des sociétés. Fondamental sans doute, mais totalement rasoir. Disons qu’ayant eu dix ans en Mai 68, avec l’effet retard de quelques années pour que leur idéologie entre en action, je me considère comme un total veinard, un sauvé des eaux, l’ultime génération ayant échappé in extremis aux matrices structuralistes qui, selon moi, ont tué tout plaisir dans la transmission du savoir historique ou géographique.

     

    Pour l’Histoire, j’ai bénéficié de maîtres nous enseignant l’école du réalisme, confinant parfois au cynisme. Nous parlions de pays ou (à partir de la Révolution) de nations qui luttaient pour leurs intérêts, forgeaient leur identité par le sang versé, les lieux de mémoire (dont a magnifiquement parlé Pierre Nora, NRF), le respect  des ancêtres, le culte des morts. On ne nous parlait jamais (à tort, j’en conviens) de droits de l’homme, ou alors juste pour 1789, on ne mélangeait pas la morale avec la politique : on prenait acte des défaites et des victoires, on passait beaucoup de temps à explorer les causes, notamment économiques, des guerres. On ne jugeait jamais.

     

    Bref, mes maîtres pratiquaient une vision historique classique, nous citaient Tocqueville, Clausewitz, Bismarck. C’était, clairement, une vision de droite, se réclamant du réalisme. C’était, j’en suis parfaitement conscient, une imprégnation idéologique, j’ai largement eu le temps de faire la part des choses. Et j’aime autant vous dire que je ne regrette rien, tant cette école de pensée (que je retrouverai à l’Université par une lecture approfondie de Thucydide) me correspond parfaitement. Elle m’a appris, notamment, à ne jamais vouloir trop mêler le monde de la morale avec celui des intérêts supérieurs d’un pays. Ce qui ne signifie évidemment pas qu’il faudrait, à l’inverse ou par excès de cynisme, verser dans un culte de l’immoral, voire de l’amoral.

     

    Le moins qu’on puisse dire, aussi, est que nos maîtres nous apprenaient à nous méfier des structures internationales. Au secondaire, ils ne pouvaient nous parler de la SDN sans un rictus d’ironie qui en disait long sur l’impuissance des conglomérats multilatéraux, lorsque venait à poindre, pour l’Abyssinie comme pour la France, la mort possible des nations. « Ecoutez, Pascal, me disait au Rwanda, en mai 1994, mon ami le chef de la délégation du CICR à Kigali, la communauté internationale n’existe pas. Elle s’est envolée ». Ce constat terrible, glaçant, résonne en moi depuis près de vingt ans.

     

    Ces antécédents ont établi pour moi, avec pas mal d’observateurs d’aujourd’hui, une fracture non politique, mais culturelle. Quand je vois d’éminents esprit s’étonner (ou feindre) que nous soyons tous espionnés, à longueur de journées, par la première puissance du monde, je me demande dans quel monde ils vivent, je veux dire avec quelles références historiques, quels horizons d’attente. Comme si les nations, dans leur esprit, étaient a priori amies. Alors que la réalité est contraire. A priori, chacun roule pour soi et tente d’augmenter sa puissance. Et ne confondons surtout pas, en politique, alliances de circonstance avec amitié fiable. En politique, comme dans la vie, tout peut se retourner, à tout moment.

     

    De même, la tribune excessive attribuée par certains quotidiens, comme le Temps, à la prétendue dimension planétaire, ou multilatérale, ou supranationale des approches. Difficile de ne pas y percevoir une forme de snobisme du déracinement. Ils seraient les entomologistes, et nous, les différents nationaux accrochés à l’archaïsme de nos terres, ne serions que d’étranges insectes, en voie d’extinction. A la vérité, je n’aime pas cela du tout. J’y vois le produit d’autres écoles de pensée, qui, de Genève, ont façonné des générations de journalistes, dans la vénération du petit monde d’organisations internationales – les unes utiles, d’autres moins – qui, gravitant autour d’eux, les imprégnaient. Nous sommes tous le produit d’une éducation, de matrices de pensée, moi comme eux, je ne suis pas meilleur qu’eux, j’ai juste été élevé dans d’autres références.

     

    Oui, mon problème avec les gens du Temps, les apôtres de l’internationalisme et du multilatéral, n’est pas politique. Il est profondément culturel. Autant dire, essentiel, fondamental. Viscéral.

     

    Pascal Décaillet

     

  • Formation en journalisme: une défaite pour Genève

     

    Sur le vif - Lundi 01.07.13 - 19.40h

     

    Je viens d’apprendre la nouvelle par mon confrère David Ramseyer, de Léman Bleu : la mention journalisme du Master en sciences de la communication et des médias quitte Genève. Il y aura désormais un Master en journalisme et communication à l’échelle romande, ce qui n’est pas un mal en soi. Mais, hélas, la formation spécifique en journalisme quitte Genève pour Neuchâtel. Genève se spécialisera dans la communication.

     

    Il se trouve que, depuis cinq ans, j’enseigne dans ce Master, mention journalisme. Les étudiants viennent dans le studio de mon entreprise, je fais venir un technicien, et nous vivons, tous ensemble, à un rythme soutenu, les ateliers radio que je pratiquais déjà, auparavant, au CRFJ (Centre romand de formation des journalistes) et à l’interne de la RSR. Ils viennent par groupes de cinq, et sont très heureux de « faire enfin de la pratique ». Je connais donc de l’intérieur cette formation, en apprécie beaucoup l’ambiance, sais ce qu’elle doit aux années d’efforts du professeur Uni Windisch, son fondateur, aujourd’hui à la retraite de l’Université.

     

    Je ne plaide pas ici pro domo, ayant quinze mille autre activités, y compris dans l’initiation aux métiers du micro, mais pour les étudiants, et pour le rayonnement universitaire de Genève. Sur ces bases-là, oui, je l’affirme : le départ de la mention journalisme est une très mauvaise nouvelle pour Genève. Pour la réflexion sur ce métier. Mais aussi, la place de Genève comme pôle formateur de premier plan.

     

    Bien sûr, l’autre mention, la « communication », demeurera à Genève. C’est très bien. Mais former de futurs attachés de presse, métier parfaitement respectable, ça n’est pas former des journalistes. Il y a des points communs, tout ce qui touche à la forme. Mais il y a de profondes différences : l’acquisition de cette posture d’indépendance, oui ce long de chemin de solitude, qui fait un jour un journaliste. Cela ne se travaille pas de la même manière.

     

    Mon enseignement à l’Université, je le donne, comme tout ce que je pratique, à l’externe, comme entrepreneur indépendant. Je n’ai donc, à l’heure où j’écris ces lignes, strictement aucune idée de ce qui s’est passé pour que cette mention journalisme quitte Genève. Nos autorités universitaires (le rectorat), le Département de l’Instruction publique, le monde politique en général ont-ils été mis au courant de ce qui se passait ? Ont-ils été placés devant le fait accompli ? Certains d’entre eux, ce soir, jouissent-ils intérieurement de voir démanteler le legs d’un homme, UIi Windisch, qui a passablement dérangé leurs conforts de pensée ?

     

    Tout cela, je n’en sais rien. Mais je regrette infiniment l’appauvrissement de la place genevoise dans la formation en journalisme. On n’enseigne pas le métier de journaliste de la même manière, avec les mêmes paradigmes, les mêmes échantillons, le même environnement à Genève qu’à Neuchâtel. Mais les trains, apparemment, on a assez bien appris à les voir passer. En soupirant et en baissant les bras.

     

    Pascal Décaillet

     

  • Pour une presse d'intérêt public

     

    Chronique publiée dans la Tribune - Le journal du PLR vaudois - No 6 - 26.06.13

     

    Toute ma vie, je me suis battu pour le journalisme politique. Plus largement, pour une presse qui parle de la chose publique, au sens très large. La politique, mais aussi la culture, l’économie, les arts, les sciences, les grands courants spirituels, et bien sûr aussi les sports. Tout autant, je me suis battu contre le journalisme qui touche à la vie privée, les journaux du futile. Et je dois, rétrospectivement, rendre un hommage posthume à mon confrère Roger de Diesbach d’avoir embrassé ce combat-là. Je trouvais qu’il allait trop loin, voulait trop moraliser, mais au final, en voyant aujourd’hui dans quels marécages gauge une certaine presse romande, je considère qu’il avait raison.

     

    Le journalisme politique, en Suisse romande, relève d’un combat. Ce dernier a une histoire. Quand j’étais enfant, les émissions de radio et de TV parlaient peu de politique suisse. La priorité allait à l’international. Avec, au demeurant, de magnifiques émissions, comme le Miroir du Monde, sur la RSR. Il y avait bien les débats du dimanche, comme Table ouverte à la TSR, mais globalement, on ne voyait, on n’entendait que très peu nos élus, Ni ceux des Grands Conseils, dans les cantons, où il fallait vraiment aller au balcon pour se faire une idée. Encore moins ceux de la Berne fédérale, qui apparaissait comme Arche sainte, infranchissable. Pour moi enfant, fin des années soixante, tout début septante, un conseiller fédéral était une silhouette d’un autre monde, en queue de pie, venant inaugurer un tunnel ou une autoroute. Il ne parlait d’ailleurs pas. Le film était muet. Le type, lunaire.

     

    Je fais partie des journalistes qui, dès le milieu des années 1980, d’abord à la rubrique suisse du Journal de Genève, et pendant mes longues années RSR, se sont battus de toutes leurs forces pour l’information politique de proximité. Il y a un débat à Berne ? On y va ! Dans un Grand Conseil ? On fonce ! Une grève dans le Jura bernois ? Départ ! Des élections ? On file sur place ! Nous n’avons pas inventé le décentralisé sur le terrain, mais nous l’avons littéralement décuplé. Et les politiques, tous, nous leur avons donné la parole. Le film, soudain, devenait parlant. Nous allions aux Pas perdus du Palais fédéral, le débat se faisait chez nous, en direct, en même temps que le vrai, à quelques mètres. D’ailleurs, certains devaient courir pour aller voter, puis se hâtaient de revenir à notre micro. Nous avions réussi notre pari : faire descendre dans chaque foyer la frontalité d’un thème politique. La clarté citoyenne y gagnait. Poser les fronts, c’est informer de façon utile, accessible et plaisante.

     

    Ce combat pour faire vivre la citoyenneté sur les ondes, je le mène depuis sept ans à l’échelon d’un canton, celui de Genève. Mais le principe est exactement le même. Aller chercher les enjeux d’intérêt public. Ceux qui nous touchent. A partir de là, bien sûr, la presse est libre, et chaque journal a le droit de parler de ce qu’il veut. Y compris de la longueur moyenne du sexe masculin en Suisse. Ou de la vie des princesses. Je dis simplement que cette presse-là, qui a parfaitement le droit d’exister, ne devrait pas trop s’étonner, au cas où par malheur elle se trouverait dans l’adversité, que les pouvoirs publics ne se précipitent pas à sa rescousse. Pour être totalement clair, j’espère vivement que les gesticulations de quelques magistrats vaudois ou genevois en faveur de la survie de ceux qui ont fait ces choix-là, n’étaient là que pour la galerie. Ai-je été assez clair ?

     

    Pascal Décaillet