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Sur le vif - Page 793

  • Esther et le bruissement du silence

     

    Sur le vif - Mercredi 17.09.14 - 17.31h

     

    Pourquoi Esther Alder, magistrate Verte à l’exécutif de la Ville de Genève, a-t-elle toute sa place, demain autant qu’aujourd’hui, dans la politique municipale ? Pour une raison simple : c’est une politicienne qui prend des engagements et les tient, se fixe des objectifs et se concentre sur eux, pense prioritairement à ses administrés, et surtout se soucie comme d’une guigne du jeu politique. Non seulement, elle ne s’y intéresse pas, mais elle ne joue pas. Jamais dans le miroir. Jamais dans l’allusion. Jamais dans le second degré. Jamais dans le réseau moiré des échos et des reflets. Ses pairs le lui reprochent, la presse croit bon de sourire, tout le petit monde de la Cour ricane.

     

    Mais elle, va son chemin. Celui pour lequel elle a été élue. La solidarité sociale en Ville de Genève. L’aide aux démunis. Ces derniers, lorsqu’ils la voient arriver, ne ricanent pas. Parce qu’ils savent que pour eux, elle servira à quelque chose. En cela, Esther Alder, jugée ringarde par la mondanité des modernes et des branchés, pourrait bien, l’air de rien, l’être beaucoup moins par la population : voilà, pour une fois, une politicienne qui ne passe pas son temps à bavarder, mais tente d’agir. Cette fameuse adéquation des actes avec les engagements, principe mendésiste majeur, que je mentionnais dans mon dernier papier.

     

    Loin des lazzis, Esther Alder va son chemin, oui. Avec le rythme qui est sien, et n’est certes pas celui du tempo Tschudi, ni des grandes célérités urbaines. Mais ce chemin, le sien, elle le suit. La tâche qu’elle se fixe, elle l’accomplit. Avec des hauts et des bas, bien sûr. Et le public, au-delà des jeux de miroirs qu’on veut bien lui tendre, et avec lesquels on tente de l’éblouir, pourrait bien discerner dans cette force tranquille un atout dans l’ordre de la politique. Peut-être parce qu’il commence, à Genève comme ailleurs, à en avoir plus qu’assez de la sanctification sonore des coulisses. Et pourrait, doucement, se mettre à lui préférer ce qu’Heidegger, parlant de cette Forêt Noire qui lui était si chère, appelait « Das Geläute der Stille ». Le bruissement du silence.

     

    Pascal Décaillet

     

  • Respect à nos Musulmans de Suisse

     

    Sur le vif - Mardi 16.09.14 - 14.56h

     

    Je rumine ce papier depuis des mois. Depuis des années même, sans doute depuis le dimanche de la votation sur les minarets. Résultat que je respecte, car je suis démocrate, mais qui continue de m’apparaître comme une aberration. J’avais profondément combattu cette initiative, j’ai été dans le camp des perdants, c’est la vie. Mais le problème demeure : la manière, dans notre pays, dont certains, hélas de plus en plus nombreux, parlent de l’Islam, est aussi ahurissante qu’inquiétante. Ce qui me frappe, et c’est mon objet ici, n’est pas leur opinion (nous sommes en démocratie, chacun s’exprime), mais le niveau d’inculture que souvent elle dévoile.

     

    Méconnaissance totale de l’Histoire des religions. Ignorance crasse sur ce qu’est l’Islam. Ou d’ailleurs, le judaïsme, le christianisme. On a le droit, parfaitement, de s’opposer à une religion, il ne saurait en République exister de dogmes, ni de délit de blasphème. Mais par pitié, qu’on le fasse en connaissance de cause. Cela signifie, avant de stigmatiser, connaître. Et pour connaître, il faut s’informer. Apprendre. Lire, et lire encore. Le domaine religieux, qui m’intéresse comme on sait de très près, est l’un de ceux qui supportent le moins l’amalgame ou l’approximation, l’étiquette lestement collée. Je ne parle pas ici de la foi (je ne m’exprime jamais sur ce sujet), mais de l’aspect historique, culturel, textuel qui doit être maîtrisé lorsqu’on s’exprime sur une religion. Notamment sur l’une des trois religions du Livre (judaïsme, christianisme, Islam), qui précisément, au fil des siècles, ont exprimé leurs sensibilités par la voie de textes. Il conviendrait, un minimum, de se frotter à ces derniers.

     

    J’ai eu la chance de découvrir l’Islam sur place, très jeune : à huit ans à Damas, avec ma famille, lorsque nous avons visité la Grande Mosquée des Omeyyades, puis, quelques jours plus tard, les grands édifices d'Istanbul. Puis, trois ans plus tard, lors d’un magnifique été passé avec ma mère à visiter l’Andalousie, ce pays qui fut d’ouverture et de respect mutuels, dont parlent si bien les livres de mon ami Maurice-Ruben Hayoun. Et puis, j’ai eu une deuxième chance, beaucoup plus grande encore : celle d’avoir pendant quatre ans, au primaire (1965-1969), comme professeur de religion un homme d’exception dont j’ai souvent parlé ici, le Père Louis Collomb. Prêtre catholique, il nous a évidemment initiés à cette religion, mais j’atteste ici l’immense respect, l’immense douceur, l’immense tolérance, et surtout la profonde connaissance avec lesquels il nous parlait, notamment, du judaïsme et de l’Islam. Jamais, je dis jamais, au cours de ces quatre ans, il n’a eu le moindre mot dénigrant pour ces religions. Il nous renseignait sur leurs textes, leur foi, leur Histoire. Cela m’a amené, dans ma vie, moi catholique, à ne jamais attaquer d’autres religions.

     

    Je conçois pourtant qu’on puisse le faire, rien ne doit être tabou, et il n’y a pas, dans notre espace public, à protéger une religion sous le seul prétexte qu’elle serait religion. Ce que les autorités nous garantissent, et c’est un acquis puissant, c’est la liberté pour chacun de croire ou ne pas croire, pratiquer ses cultes en des lieux déterminés pour cela. Il y a évidemment lieu de s’en réjouir.

     

    Mais la manière dont en Suisse on parle aujourd’hui de l’Islam ! Le règne de la confusion. On confond Islam et islamisme, on ne voit l’Islam que dans ses composantes maghrébines, le confondant avec l’arabité, alors que le premier pays musulman du monde est l’Indonésie, et que la grande majorité de nos Musulmans de Suisse sont d’origine balkanique, où l’Histoire de l’implantation islamique, sous la présence ottomane, n’a strictement rien à voir avec celle du Golfe Persique, encore moins celle de l’Afrique du Nord. On profite de l’actualité, en effet abominable, de ces décapitations, pour mettre tous les Musulmans dans le même panier : cet amalgame est non seulement scélérat, mais relève d’une inimaginable inculture.

     

    Citoyen suisse, je demande pour les Musulmans de notre pays (et bien sûr aussi pour les autres communautés religieuses) le respect que nous nous devons mutuellement en République. Cela ne doit pas empêcher cette dernière de faire respecter ses règles, ses usages, ses coutumes. Par les Musulmans. Mais aussi par tout le monde : Juifs, Chrétiens, athées, agnostiques, peu importe, la République reconnaît des citoyens et des citoyennes, et non des communautés. Pour l’heure, le plus urgent est de calmer les esprits. Dénoncer les amalgames. Et surtout, INFORMER. Je peine à entrevoir que cette initiation à l’Histoire des grands courants religieux puisse émaner d’une autre instance que de l’École. Pratiquer une telle initiation, évidemment factuelle et culturelle, ça n’est en rien attenter au principe de laïcité. A moins qu’on ne veuille entendre par cette dernière la négation, jusqu’à l’éradication sémantique, de tout ce qui touche, de près ou de loin, au phénomène religieux.

     

    Pascal Décaillet

     

  • Bicentenaire : l'Histoire mise à l'écart

     

    Sur le vif - Mercredi 10.09.14 - 14.46h

     

    1814-1815 : un tournant majeur pour Genève, qui entre dans la Confédération, mais aussi pour la Suisse, qui s’enrichit, avec le Valais et Neuchâtel, de trois nouveaux cantons. Une mutation de la Suisse qui, comme toujours et loin du mythe d’un « peuple heureux » (Rougemont), s’est opérée sous pression extérieure. Et quelle pression ! La chute de Napoléon. 33 ans plus tard, c’est également en symbiose et en synergie parfaites avec les grandes Révolutions de notre continent (France, Allemagne, Autriche, Italie) que la Suisse créera son Etat fédéral. De même, en 1918, c’est exactement pendant les premiers jours de la Révolution allemande, si bien racontée par le romancier Alfred Döblin (November 1918), que notre pays vit cette fameuse Grève générale, qui traumatisa tant l’ordre bourgeois, marqua les mémoires au fer rouge, il suffit pour cela de lire la presse et la littérature des années vingt, trente et quarante. Non, notre pays n’a jamais été isolé (si ce n’est entre 1939 et 1945), il est un pays d’Europe comme un autre, ni meilleur ni pire, tout aussi sensible aux vibrations de l’ensemble du continent.

     

    1814-1815 : à Genève, les autorités multiplient les festivités du Bicentenaire. Et c’est là, hélas, le problème : non pas le Bicentenaire, mais l’omniprésence du pouvoir en place. On ne voit et n’entend que lui. Sous prétexte de commémoration, il passe son temps à se mettre en scène lui-même. Non dans l’exercice de la réflexion historique, mais dans celui de la mondanité répétée : Longchamp reçoit Burkhalter, François accueille Didier, les huit épingles qui tirent les deux hommes embarquent dans le même bateau, entre soi on se sourit, on se congratule. De loin, de la côte, avec des jumelles de chasse, faute de grive, on tente d’apercevoir les ministres, ils boivent un verre entre eux, sur le pont. Tant mieux pour eux. Mais c’est un peu juste.

     

    J’ai pas mal étudié les commémorations, et cite souvent ici les époustouflants « Lieux de mémoire », publiés chez NRF par l’historien Pierre Nora. Et je me dis que pour commémorer, il faut avant toute chose avoir de quoi se souvenir. Lorsqu’un pays – la France – a perdu un million et demi d’hommes au combat en quatre ans (du 2 août 1914 au 11 novembre 1918), soit une moyenne d’environ mille par jour, on peut aisément comprendre que les survivants, face à l’immensité du vide, l’omniprésence d’un deuil touchant chaque famille, le silence hébété de l’absurde (dont nous parlera Céline dès le Voyage), s’embarquent, à force de marbre et de bronze, dans l’aventure des monuments aux morts. Qui serions-nous, les Suisses, demeurés neutres pendant cette boucherie, pour oser leur articuler le moindre grief, même si le goût artistique des stèles et des Poilus de village n’est pas toujours à la hauteur de Rodin ?

     

    Mais Genève et 1814-1815, c’est autre chose. Nous commémorons assurément un événement important, mais enfin il n’est nullement porté par le tragique de l’Histoire, le rapprochement entre Genève et la Confédération s’étant opéré en douceur, progressivement, avec plusieurs dates-clefs échelonnées sur deux ans, comme l’ont très bien montré nos historiens. L’objet commémoré n’aura donc pas sur le public d’aujourd’hui la puissance d’émotion qui vous monte à la gorge lorsque vous vous rendez sur le mémorial d’un camp de la mort où dans un cimetière militaire du côté de Verdun. Le rapport du public ne passera pas par l’immédiateté d’un instinct : il faut, en profondeur, lui EXPLIQUER ce que nous commémorons, et pourquoi l’événement passé nous lie à notre présent. C’est ce que nous avions tenté de faire, infatigablement, un ou deux collègues et moi, à la RSR en 1998, lorsque nous avions monté nos innombrables émissions spéciales (décentralisées dans tous les cantons) autour du 150ème de l’Etat fédéral et du 200ème de la République helvétique.

     

    Cette tâche explicative, cette mission d’exégèse, ont-elles été accomplies à Genève pour ce Bicentenaire ? La réponse, sans faillir, est non. Nos autorités, toutes empressées à se mettre elles-mêmes en scène comme agents de commémoration, on largement négligé l’essentiel : l’Histoire elle-même, cette prodigieuse discipline qui constamment exige prise de distance, remise en question, retour aux sources et aux archives. Du coup, on célèbre, on concélèbre, on trinque, on se congratule, toujours les mêmes réseaux, toujours François avec ses quatre épingles, mais le plus important, la réinvention de l’éclairage historique, on le laisse de côté. Tout au plus quelques costumes, gentillets, juste dépoussiérés du cortège de 1964 (dont l’auteur de ces lignes, six ans à l’époque, garde un souvenir certes diffus, mais joyeux et coloré). Tout au plus, quelque camions de pompiers, à travers les âges. Mais sur l’encouragement au chemin intellectuel de la découverte historique, peu de choses. Tout aussi peu, hélas, sur la seule chose, au fond, qui vaille, dans un chemin de commémoration : l’actualisation brechtienne avec ce que nous sommes aujourd’hui. Car enfin, ce sont les hommes et les femmes de 2014-2015 qui commémorent, c’est à eux qu’on parle, à leurs consciences qu’on s’adresse, à leurs capacités de mémoire, d’imagination, de projection qu’on esquisse une mise en scène. Oui, j’aurais voulu un Brecht, ou un Heiner Müller, pour assumer avec élévation l’évocation de ces années-là. Hélas, nous n’eûmes que l’éternité épinglée de François, accueillant Didier, ou même (dans un numéro récent du Temps) face à son miroir. De ce Bicentenaire, nous retiendrons la ronde des commémorants, malheureusement alliée à la mise à l’écart de l’appel à l’Histoire.

     

    Pascal Décaillet