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Sur le vif - Page 181

  • Ni vassale, ni suzeraine

     
    Sur le vif - Lundi 07.03.22 - 13.00h
     
     
    Reprendre, tête baissée, les sanctions de l'Union européenne, a été une erreur majeure de la Suisse. On ne fait pas de politique sous le coup de l'émotion. Encore moins, sous la pression de la précipitation. On réfléchit d'abord aux intérêts supérieurs de son propre pays. C'est à son propre peuple qu'on a des comptes à rendre, pas à la "communauté internationale".
     
    La Suisse n'est pas membre de l'Union européenne. Elle n'est pas membre de l'Otan. Elle n'a strictement aucun compte à rendre à ces deux entités. Elle peut dire son fait à la Russie, et même fermement, mais cela doit être sa politique à elle, ses mots à elle. Il n'y avait pas à se calquer immédiatement, sans la moindre virgule changée, sur Bruxelles et Washington. La Suisse entretient des relations avec tous les pays du monde, c'est son réseau à elle, sa toile, sa diplomatie, sa politique étrangère. Elle n'est suzeraine de personne, vassale de personne.
     
    Surtout, ne confondons pas la politique et l'humanitaire. La Suisse abrite de nombreuses organisations pour aider les personnes dans les pays en guerre. C'est une excellente chose, et sur ce point nous sommes d'accord : tout doit être entrepris pour soulager les victimes. Mais la politique, ça n'est pas l'humanitaire. C'est autre chose, plus froid, plus analytique, avec des visions à plus long terme : celle, par exemple, du maintien de bonnes relations, sur la durée, sur les décennies, entre la Suisse et la Russie. Cet objectif n'a pas à être qualifié moralement, c'est hors-sujet.
     
    La Suisse pouvait dire sa colère à la Russie, elle le peut encore. Mais selon ses critères propres. Pas en s'alignant sur des entités dont elle n'est pas membre. C'est cela, la neutralité. C'est cela, la souveraineté.
     
     
    Pascal Décaillet
     

  • Les vicaires de la bonne conscience

     
    Sur le vif - Dimanche 06.03.22 - 10.07h
     
     
    Nous pensions connaître la normalisation des âmes, nous n’avions encore rien vu. Voici venu l’ouragan de la morale et des bons sentiments.
     
    Voici le temps des kermesses du samedi, le muguet des âmes, avec élus de gauche en saintes processions dans nos rues. Des élus qui manifestent ! Alors que le pouvoir, c’est eux, l’autorité c’est eux, les lois c’est eux. À la vérité, ils veulent se montrer. S’afficher, devant leurs ouailles en béatitude, en posture de grands résistants.
     
    Nous sommes partis pour des mois, des années, de normalisation. Les bons, les méchants. L’Occident, sanctifié. Les États-Unis, exonérés de leurs décennies de guerres moins médiatisées, celles du danseur de salon Obama par exemple : pas un seul jour sans bombardements, loin des caméras, pendant huit ans.
     
    L’Allemagne ? Bon élève, le meilleur de tous ! Il met cent milliards pour se réarmer ? Formidable ! C’est pour la bonne cause ! L’idée même que la fin ultime de ces futures armes soit, le jour venu, la nation allemande plutôt que « l’Europe », semble totalement échapper à nos moralistes. Ils ne voient que le Bien et le Mal. Ils ne voient pas l’Histoire. Ils sont le nez dans leur croisade, tiennent chaque faubourg pour la Jérusalem céleste.
     
    La France ? Elle va réélire Macron, et faire taire pour des années les débats légitimes de deux de ses candidats, ceux du camp souverainiste, sur son lien avec l’Otan, avec Washington. Macron, l’aligné atlantiste. Macron, le régulateur, le normaliseur. Tellement à l’aise avec ses amis de la « communauté internationale ».
     
    Notre combat, ici, dans le champ des idées ? Faire entendre nos voix. Parfois, elles rejoindront la grande clameur. Et parfois, pas. Travailler avec nos cerveaux, nos capacités d’analyse. Travailler les langues, les cultures. S’imbiber de toutes les visions.
     
    Pour les kermesses du samedi, nous laisserons faire les vicaires de la bonne conscience.
     
     
    Pascal Décaillet

  • Pier Paolo, Ostie, le sourire de l'essentiel

     
    Sur le vif - Samedi 05.03.22 - 17.50h
     
     
    Né il y a, jour pour jour, cent ans, à Bologne, et retrouvé assassiné sur la plage d'Ostie la nuit qui sépare la Toussaint du Jour des Morts 1975, Pier Paolo Pasolini est l'une des figures qui ont intensément marqué ma jeunesse. Le cinéaste, l'un des plus grands. Le poète, avec un usage sans pareil des mots et des rythmes de la langue italienne. L'écrivain. Le rebelle. L'inclassable.
     
    J'ai aimé passionnément ses films, que j'allais voir à leur sortie, ou chez l'excellent Rui Nogueira, au CAC Voltaire. J'ai découvert ses textes. J'ai contemplé l'irruption de cet homme dans la vie terrestre, une existence à la fois étrangement décalée et totalement présente dans l'essentiel. Il est né quelques mois avant l'ère fasciste (qui commence fin octobre 1922), il l'a traversée d'un bout à l'autre, hors du monde et parfois, les événements le voulant (la mort de son frère, par exemple), terriblement dans le monde. Parfois, l'Histoire le heurtait, parfois il donnait l'impression d'être ailleurs. Mais je connais peu d'hommes aussi présents que lui.
     
    L'Italie de l'après-guerre, miséreuse les premières années, celles du cinéma néo-réaliste, puis étouffant plusieurs décennies sous le poids du convenable, incarné par l’Église et la démocratie chrétienne, n'était pas la sienne. Trop prévisible. Trop atlantiste. Trop normée. Trop obsédée par la régulation de la vie privée. Cette société lui était étrangère, mais l'Italie, il en aimait passionnément la langue, les peintures, les figures bibliques, les mots, les musiques.
     
    Il faut voir, et revoir, son Vangelo secondo Matteo (1964), incomparable restitution néo-testamentaire, avec un Christ sec, sobre, limite antipathique, 137 minutes d'intensité, d'inattendu, noir-blanc, où la parole biblique file comme la comète. Là aussi, Rui Nogueira, années 80, Ciné-Club CAC Voltaire, moments de grâce, transgressions des convenances, merci Rui !
     
    Une nuit de novembre, alors qu'il avait 53 ans, on a retrouvé le corps de Pier Paolo Pasolini sur la plage d'Ostie, celle où va se baigner, pour fuir l'été torride, le peuple de Rome. Il faut aller là-bas, à Rome, avec les meilleures chaussures du monde, il faut marcher, et marcher encore, il faut prendre le métro, ou le train régional, direction Ostie, il faut arpenter le Lido, il faut penser à Énée, à Virgile. Et puis, tout naturellement, sans qu'il soit besoin d'un seul mot, la figure de Pier Paolo, en gisant de hasard, recroquevillé sur le sable, vous apparaîtra. Et je crois pouvoir dire qu'elle vous adressera le sourire de l'essentiel.
     
     
    Pascal Décaillet