Sur le vif - Vendredi 16.09.22 - 17.29h
Winter in der DDR : une image, parmi des milliers d'autres, sur un site d'archives de l'Allemagne de l'Est, en ligne. J'en suis très friand. Un village, quelque part, sous la neige. En Thuringe ? En Prusse ? En Saxe ? Un couple, de dos, qui se tient par le bras, ne pas glisser ! Une Trabant, sur la route blanche. Quelques maisons de bois, aux toits très pentus. Au fond, derrière les sapins, le clocher d'une église, sans doute luthérienne.
L'image est en noir et blanc. Elle est belle, apaisante. C'est en DDR, mais franchement, ça pourrait parfaitement être dans la Forêt-Noire. On est tellement loin de l'imagerie de la grande plaine du Nord de la Prusse, celle du Mecklenburg-Vorpommern. Il faut toujours dire "Les Allemagnes", si on veut parler un peu sérieusement.
L'image court, sur le fil. Sous elle, plus de 800 commentaires des internautes, abonnés au réseau. Tous en allemand. Et 99%, venant d'Allemands de l'Est. Ces commentaires m'ont bouleversé. Partout, la nostalgie. Partout, "C'était mieux avant". Ils ne regrettent pas le régime, ces gens-là, ils ne regrettent pas la Stasi. Ils ne regrettent pas Honecker, bien sûr que non.
Alors, que regrettent-ils ?
Lisons-les. Ils regrettent leur jeunesse. "C'était une époque tranquille". "Nous n'avions pas de soucis". "Dis, tu te souviens, on se chauffait au bon vieux charbon". "Quelqu'un peut-il situer ce village, il me semble que c'est........". "Cette époque me manque".
Ils regrettent les neiges d'antan, comme dans le poème de François Villon. Ils regrettent leurs enfances. Tous ces visages passés, aimés, perdus. Il regrettent cette période de leur vie, et le disent par des très courts messages, et c'est tellement touchant, tellement troublant.
J'ai été prof d'allemand. J'ai lu des textes avec mes élèves, Brecht notamment. Si je devais, aujourd'hui, expliquer à des jeunes ce qu'est le puissant, l’indicible, l'intraduisible sentiment appelé "Sehnsucht", avant même de leur balancer les grands poètes romantiques, Novalis, Eichendorff, Heine, je leur ferais lire ces 800 commentaires.
Chaque intervention est brève, lapidaire parfois. Il y a des fautes, on sent que tout le monde intervient, pas seulement les gens de plume. Il y a du verbe actif, des images, des indépendantes saccadées, très peu de principales et de subordonnées. Le langage n'est pas articulé, ils ne cherchent pas à démontrer, nous ne sommes pas dans l'Aufklärung, pas dans Kant, pas dans Hegel. Nous sommes dans un collage de fragments de la vraie vie.
Nous sommes dans 800 internautes anonymes d'aujourd'hui, fin d'été 2022. On sent des gens d'un certain âge, avec un passé, une mémoire, des cicatrices, des océans de nostalgie.
Ca n'est pas un fil de commentaires, c'est la mer. Celle qui nous caresse. Celle qui nous submerge.
Pascal Décaillet