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  • La parole politique est en cendres

     

    Commentaire publié dans GHI - Mercredi 04.10.23

     

    Vous avez lu l’Iliade ? Ce poème d’exception, huitième siècle avant notre ère, qui fut longtemps chanté avant d’être écrit, commence, au chant 1, par une engueulade monumentale entre Achille et Agamemnon au sujet d’une captive, Briséis. Achille, demi-dieu, roi des Myrmidons, le plus valeureux de tous les combattants, face au roi des rois, Agamemnon, roi de Mycènes et d’Argos, le chef de l’expédition des Grecs contre Troie. Deux caïds, qui s’affrontent par la parole, avec une puissance inouïe. La joute aurait pu dégénérer, si Athéna n’avait retenu Achille. J’ai lu cette scène saisissante, dans le texte, très tôt dans mon adolescence, elle m’a poursuivi toute ma vie, comme d’ailleurs l’intégralité de l’Iliade.

     

    Ces deux coqs royaux, qu’on imagine nez à nez, à s’envoyer les pires mots, incarnent la querelle de pouvoir, la violence de la politique, le rôle du verbe dans la guerre, les mots comme des flèches, surgis des viscères. Tout est là, dans cette scène littéralement homérique, depuis trois millénaires. Ça vaut tous les « Paris libéré ! », tous les « I have a dream », tous les « Ich bin ein Berliner », c’est le verbe en fusion, prêt à tuer.

     

    Aujourd’hui, la parole politique n’est plus que cendre et poudre. Les élus, les candidats, peuvent émettre des mots, on ne les écoute plus. Prenez l’assurance-maladie, en Suisse : trente ans d’échec. Ruth Dreifuss, Pascal Couchepin, Didier Burkhalter, Alain Berset, des gens très bien, très intelligents, des socialistes, des radicaux, deux grands partis qui ont fait la Suisse, mais au final, le fracas sur le récif. Aucun de ces quatre n’a réussi à enrayer l’inéluctable montée des primes, celle qui aujourd’hui nous étouffe tous. Ils ont pourtant parlé, exposé, argumenté, tout entrepris pour convaincre. Mais un élu se juge à ses actes, non à ses paroles. Combien de débats, radio ou TV, ai-je organisés sur notre système de santé, pendant ces trente ans ? Sans doute une bonne centaine ! Résultat : l’échec, l’échec, encore l’échec.

     

    Ces gens-là n’ont pourtant pas menti. Leur bonne foi n’est pas en cause. Ni leurs efforts sincères pour tenter de changer le système. Mais, sur trente ans, le politique, tous partis confondus, n’a jamais été capable de s’imposer, dans ce dossier, sur les puissances de l’argent. C’est un échec républicain. Et c’est une faillite du verbe. La parole politique est ruinée, son crédit dévasté, les gens n’écoutent plus, ils sont au bord de la révolte.

     

    Macron non plus, plus personne ne l’écoute. Oh, il parle bien, avec intelligence, quand il reçoit les journalistes à l’Élysée. Mais, en six ans, il a trop péroré, trop promis, ses syllabes ne touchent plus les âmes, elles s’envolent. Partout en Europe, la parole politique est en état de chute de crédit vertigineuse. Les gens veulent des actes. La fidélité à une parole donnée, une seule, et pas trente-six, à l’image d’un Pierre Mendès France. Et le chemin sacrificiel pour parvenir à un résultat. Le reste, comme dans Shakespeare, ce sont des mots. Toujours des mots.

     

    Pascal Décaillet

  • Conseil d'Etat : une fraction d'irréparable a été commise

     
    Sur le vif - Mardi 03.10.23 - 13.43h
     
     
    Et alors, l'affaire est close, la vie continue ? Pas de vagues ? Ne pas envenimer, à deux doigts des élections fédérales ? Faire le dos rond, l'autruche ? Bien enfouir sa caboche dans les profondeurs sablonneuses de indifférence ? Ménager les neuf semestres (putain, neuf !) qui restent, pour la législature ?
     
    J'ai félicité ici même, et hier soir en la croisant, la Présidente du Grand Conseil, et le Bureau. Il fallait réagir sans faille au coup de force du Président Vert du Conseil d'Etat, ils l'ont fait, c'est bien.
     
    Mais cela ne suffit pas. Ce nouveau Conseil d'Etat, même pas encore au dixième de sa durée de mandat, a commis une fraction d'irréparable, en brandissant cet étrange article 109.5 contre une loi dûment votée par le Parlement. Les députés avaient examiné le projet, débattu, appliqué la procédure de vote, la loi était sous toit. Dès lors, à part lancer un référendum, il n'y a plus aucune possibilité de revenir sur une décision souveraine du Premier Pouvoir.
     
    Ce qui doit être sanctionné politiquement, c'est la duplicité retorse du discours gouvernemental. Le Conseil d'Etat ose qualifier de "gabegie parlementaire" une décision qui, tout simplement, lui déplaît politiquement. Il n'y a eu strictement aucune "gabegie" : les élus du peuple, convoqués pour examiner une loi, ont appliqué la procédure. Et ils ont voté la loi.
     
    Ce qui est gravissime, c'est que le Conseil d'Etat nous prend pour des cons. Il prétexte une entorse sur la forme (il n'y en a manifestement AUCUNE), pour camoufler sa défaite sur le fond.
     
    Il y a mille raisons, en effet, pour que ce gouvernement soit profondément déçu du redimensionnement de son "Plan Climat" par une nouvelle majorité surgie ce printemps des urnes. Sur ces raisons, principalement économiques et financières (des centaines de millions sont en jeu), nous aurons l'occasion de revenir. Mais dans ces conditions, rien n'empêchait le Conseil d'Etat de s'associer à un référendum contre la nouvelle loi, votée cet automne. Là, nous n'aurions rien dit. C'eût été agir à la loyale, et non tenter de tromper le peuple en invoquant la forme pour dissimuler le fond.
     
    Le résultat ? Voilà un jeune gouvernement, avant même le sixième mois (sur soixante !) de son mandat, qui se discrédite lourdement par la bassesse de sa manœuvre. Comment les trois magistrates de droite (enfin, deux de droite, et une du Marais imprévisible) ont-elles pu cautionner cela, puisque la décision nous est présentée comme "unanime" ? Ces trois-là ont entamé la confiance. Le collège tout entier, aussi. Oui, une fraction d'irréparable a été commise. Sous d'autres cieux, on appelle cela un péché mortel.
     
     
    Pascal Décaillet
     

  • Patrice Chéreau, la mémoire du sublime

     
    Sur le vif - Mardi 03.10.23 - 09.10h
     
     
    Patrice Chéreau, Pascal Greggory : jamais, de toute ma vie, je n'ai vu deux hommes aussi beaux, aussi justes, aussi précis dans l'occupation millimétrée d'une scène, aussi émouvants dans la retenue de leurs sentiments, portés par une langue aussi sublime, celle de Bernard-Marie Koltès.
     
    C'était il y a 28 ans, à deux pas de chez moi, dans une salle désaffectée de ces Ateliers mécaniques de Sécheron qui avaient accompagné mon enfance. Une salle oblongue, deux rangs de spectateurs qui se font face, le long des murs, le vitrage industriel. Deux hommes, un dealer, un acheteur. Deux hommes, pour porter le verbe. Deux homme, c'est tout. Ca s'appelle "Dans la solitude des champs de coton", c'est l'un des plus beaux textes que je connaisse.
     
    Il y a un moment, dans cette mise en scène (de Chéreau lui-même), où la parole s'absente, les corps s'immobilisent, et, dans l'un des intermèdes les plus saisissants qui se puissent concevoir, les deux hommes, les deux corps, se lancent ensemble dans une danse tribale d'une précision hallucinante. Fusion des corps, sorcellerie soudaine, possession, horlogerie de la chorégraphie. Toute personne ayant vécu ce moment s'en souviendra, toute sa vie.
     
    Je me souviens de la sonnette des usines, dans mon enfance, mais Sécheron, depuis, c'est cette irruption sauvage de la danse dans le clair-obscur d'un texte d'exception. J'ai pensé à Jean-Philippe Rameau, bien sûr, les Indes galantes. J'ai pensé à Brecht. J'ai pensé à Heiner Müller.
     
    Hier soir, Arte rediffusait la Reine Margot, Patrice Chéreau sur les traces de Delacroix et de la peinture doloriste, sulpicienne parfois, pour nous peindre les horreurs de la Saint-Barthélémy (24 août 1572). Et puis, après le film, le magnifique documentaire sur sa vie, comment cet adolescent est entré en dramaturgie, pour lui donner sa vie entière, travail acharné, amour des acteurs, proximité des corps, l'essence même du théâtre, ce qui se montre, dans la Cité. Tout jeune, il quittait régulièrement la France, allait passer dix jours à Berlin-Est, passait ses journées à regarder travailler le Berliner Ensemble, le théâtre de Bertolt Brecht.
     
    Dans ce documentaire, il y a un extrait de Koltès, Patrice Chéreau, Christian Greggory, j'ai soudain revu les Ateliers mécaniques de Sécheron. J'ai soudain entendu retentir, au fond de ma mémoire, la cloche des usines, qui libérait les ouvriers. C'était un autre temps. C'était hier. C'est aujourd'hui.
     
     
    Pascal Décaillet