Sur le vif - Mardi 01.05.12 - 12.31h
Annonçons la couleur : je suis très sensible, depuis l'âge de sept ans (la dixième, dans l'école où j'étais), à la figure de Jeanne d'Arc. Réelle ou supposée, ancrée dans l'Histoire ou mythifiée, évidemment transfigurée par le dix-neuvième siècle, je dis bien « la figure ». Quand on a travaillé, une partie de sa jeunesse, sur des mythes grecs revivifiés par la littérature allemande des 18ème et 19ème siècles, et d'ailleurs aussi du 20ème (Brecht, Heiner Müller, Christa Wolf), on n'en est plus vraiment à la question de l'existence historique. Dont il faut certes débattre, c'est le travail des historiens.
Jeanne d'Arc n'appartient à personne. Et à tous, en même temps. Elle est, comme Antigone, une figure de résistance. Elle n'appartient ni au Front national, ni au Front populaire, ni à la gauche, ni à la droite. Elle appartient à tous ceux qui veulent reconnaître en elle la grandeur d'un renoncement, la folie d'un sacrifice. Que l'occupant de l'époque fût l'Anglais importe, aujourd'hui, assez peu. En d'autres temps, il fut prussien, allemand, ou peut-être le capital mondialisé, la toile de l'ultra-libéralisme, à chaque époque ses tyrans. Faire de Jeanne, aujourd'hui, l'héroïne du rejet de l'Autre, n'est pas plus acceptable que de repousser d'une chiquenaude la pertinence du mythe. Les mythes ont la vie très dure : on les croit morts, et voilà qu'après des générations d'oubli, ils resurgissent. Les mythes, comme les arbres, ont la vie beaucoup plus longue, plus tenace, plus patiente qu'un simple parcours d'homme ou de femme. C'est pourquoi j'aime les mythes. Et c'est pourquoi j'aime passionnément les arbres.
Pour parler franc, je ne supporte pas que le Front national récupère Jeanne d'Arc. Oh, il a bien raison de le faire, il joue son jeu. Mais s'il s'accapare cette grande figure nationale, c'est bien parce que les autres familles politiques l'ont laissée en jachère. A commencer par la droite « classique », celle qui veut faire moderne, ne cesse de s'incliner devant les forces de l'Argent, ne lit jamais, rejette comme vieilleries folkloriques les ancestrales figures populaires. Drame de cette droite arrachée à ses valeurs. Je vous en supplie, lisez Michelet : « L'Histoire de la Révolution française », bien sûr, le grand chef-d'œuvre. Mais lisez aussi sa « Jeanne » (pour quelques francs, chez Folio), extirpée de l'oubli en 1841, en plein règne de Louis-Philippe. Approchez la « vivante énigme » : c'est le texte de Michelet qui fondera le culte de Jeanne sous la Troisième République (1870-1940), et jusqu'au plus profond des tranchées, de la Marne à Verdun, de la Somme au Chemin des Dames. Figure toujours récupérée, pour le meilleur et pour le pire, figure de vierge combattante, l'un d'un plus vieux mythes véhiculaires de l'Histoire humaine : déjà Antigone, du temps de Sophocle, reprenait un thème ancien comme la nuit du monde.
Lisez Michelet, s'il vous plaît. Et puis, si vous avez le temps, écoutez le discours de Malraux dédié à Jeanne. Vous n'y trouverez nulle haine, nul rejet. Juste l'histoire d'une jeune fille. Bouleversante.
Pascal Décaillet