Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Liberté - Page 29

  • N'ayez pas peur : lisez Thomas Mann !

     

    Commentaire publié dans GHI - Mercredi 04.06.25

     

    6 juin 1875 : nous célébrons les 150 ans de la naissance, dans la magnifique et troublante ville hanséatique de Lübeck, toute proche de la Baltique, de l’un des géants de la littérature allemande. J’ai déjà beaucoup écrit sur Thomas Mann, l’un des écrivains qui comptent dans ma vie, notamment dans ma Série sur l’Histoire allemande, et il y a tant d’angles pour en parler : tiens, le rôle de Lübeck, par exemple, les grandes familles commerciales, dont il est issu, et qu’il décrit à merveille dans l’un de ses chefs d’œuvre, les Buddenbrook (1901).

     

    Si lire Thomas Mann vous fait peur, tant il est statufié, et tant il apparaît comme un rocher marmoréen, alors allez au moins, une fois dans notre vie, visiter Lübeck, ses canaux reliés à la Baltique, sa Vieille Ville aux églises luthériennes rouges, dont celle où le jeune Jean-Sébastien Bach vint, à pied de sa Thuringe natale (400 km !), en 1705, travailler avec le grand Buxtehude. Lübeck, j’y suis allé pour la première fois en 1968, il y avait des traces de boulets de canon sur les murs : « 1945 ? », avais-je demandé au guide, « Oui, ou alors la Guerre de Trente Ans (1618-1648) », m’avait-il simplement répondu. Une marge d’erreur de trois siècles ! Le tragique de l’Histoire se confond dans les mémoires allemandes.

     

    Mais surtout, n’ayez pas peur. Ceux qui ont statufié Thomas Mann lui ont rendu un très mauvais service. Il faut le lire, et le lire encore. En allemand, bien sûr, ceux qui le peuvent, et j’encourage particulièrement les profs d’allemand à oser Thomas Mann, même au niveau Collège (15 à 19 ans), même si sa phrase est longue, tellement subtile et précise qu’il faut s’accrocher, mais c’est cela la langue allemande, cheminant avec la patience d’un diagnostic médical, suggérant ici un chemin, débouchant parfois sur une clairière de respiration, défrichant, laissant des signes, nous semant parfois, pour mieux nous éclairer dans le verbe final. J’ajoute que c’est cela, aussi, la musique allemande, et autrichienne, contemporaine de Thomas Mann, je pense notamment à l’éblouissante « Verklärte Nacht », la Nuit transfigurée (1899), d’Arnold Schönberg.

     

    Vous ne lisez pas l’allemand ? Les traductions françaises foisonnent, et certaines sont excellentes. On parle toujours des monuments que sont les Buddenbrook et la Montagne magique (Der Zauberberg, 1924), mais l’œuvre de Thomas Mann est immense : « Der Tod in Venedig » (1912), qui sera mis en film par Visconti et en opéra par Benjamin Britten, Doktor Faustus (1947), et puis sa vie à lui, sa famille de génie, son frère Heinrich, ses enfants Klaus (le génial auteur de Méphisto), Golo, Erika, son rejet du Troisième Reich, ses années d’exil, son Prix Nobel en 1929. Mais tout cela, c’est encore le monument. Le tissu, plus présent jamais, qui nous reste, comme une relique de vie éternelle, c’est son œuvre : en elle, il faut pénétrer. Ces mots-là, ceux du magicien Thomas Mann, sont un corps vivant, palpitant, sous nos yeux.

     

    Pascal Décaillet

  • Fassbinder, Nogueira, les éveilleurs

     
     
    Sur le vif - Mardi 03.06.25 - 16.18h
     
     
     
    Au début des années 1980, je passais mes soirées au CAC, rue Voltaire, où le maître des lieux, le fantastique passeur Rui Nogueira, nous initiait à des films sublimes, loin des salles grand public et des circuits commerciaux. Loin, surtout, de tout souci de "coller à l'actualité", comme disent les journalistes.
     
    Le CAC ne présentait pas des films en fonction de leur sortie récente, ni de leur retentissement dans la presse. Non, Nogueira nous diffusait des "cycles". Le cycle Cassavetes, qui m'avait tant impressionné. Le cycle Douglas Sirk, dont une séance en présence de l'auteur, en présentation de sa célèbre adaptation du chef d’œuvre d'Erich Maria Remarque. Le cycle Marguerite Duras. Le cycle homosexualité, bouleversant. Et puis, au tout début des années 80, alors que l'auteur vivait encore, le cycle Fassbinder. Celui-là m'avait littéralement emporté.
     
    Rainer Werner Fassbinder est né le 31 mai 1945, trois semaines et deux jours après la défaite. Il est mort à Munich le 10 juin 1982. Il venait d'avoir 37 ans. Il laisse une oeuvre unique, impressionnante au théâtre comme au cinéma. Il y avait bien sûr un cinéma allemand d'après-guerre avant lui, dont les films de Schroeter autour de Maria Callas, et cet incroyable "Hitler" de Syberberg, qui n'est ni documentaire, ni fiction, il dure sept heures, j'étais justement allé le voir avec un ami. Chez qui ? Chez Nogueira, bien sûr !
     
    Il y avait un cinéma allemand d'après-guerre avant lui, mais comment dire ? Ce phénomène autodidacte, bourreau de travail, déménageur d'enthousiasmes, qu'était Fassbinder, a révolutionné un moment clef du cinéma allemand, qui était si vivace avant la guerre, dès l'époque du muet. Mais dans l'après-guerre, le cinéma allemand avait connu un moment d'assoupissement, c'était le temps du non-dit.
     
    Que s'est-il passé ? Disons simplement que Fassbinder a réveillé les mémoires allemandes enfouies. Jamais pour moraliser. Jamais au nom d'un "devoir de mémoire", d'autres s'en sont chargés, il le fallait bien sûr. Non, Fassbinder, lui, nous raconte la vie des Allemands, la vie d'un couple, d'une famille, sur fond de braise et de feu. C'est un dramaturge-né, sur les planches comme à l'écran. "Die bitteren Tränen der Petra von Kant", montées à la Comédie avec une magnifique sensibilité il y a longtemps, par Anne Bisang, c'est lui, texte, dramaturgie, réalisation pour l'écran. Fassbinder, artiste total.
     
    Pour les 80 ans de Fassbinder, nous dirons quelques mots, en direct ce soir 19h, aux Yeux dans les Yeux, avec Laetitia Guinand. J'aurais voulu avoir Nogueira. Lui aussi, aurait adoré venir, mais il est retenu par un problème de santé. Mais je penserai à lui ce soir, comme je pense à lui chaque fois que je revois un grand film, Visconti, Fellini, Anonioni, Pasolini, Bergman, Preminger.
     
    Fassbinder fut un éveilleur de consciences. Nogueira est un guide. Avant chaque film, au CAC de la rue Voltaire, il nous disait quelques mots, en introduction. C'était court, anecdotique, drôle, prodigieusement informatif. Je n'ai rien oublié. Ni lui, ni Fassbinder. Je n'oublie jamais rien de ce qui compte.
     
     
    Pascal Décaillet

  • Lotte in Weimar : notre vie à tous

    1200px-Thomas_Mann_Lotte_in_Weimar_1939.JPG


     
     
    Sur le vif - Dimanche 01.06.25 - 16.27h
     
     
    Je vais ici vous parler de lieux, de personnages et d'auteurs qui me touchent profondément. Je vais vous parler de Lotte, la Charlotte du Werther, de Goethe, l'un des plus grands succès d'édition de l'Histoire littéraire. Je vais vous parler de la vraie Lotte, la Lotte historique dont s'était inspiré Goethe pour son éblouissant roman, publié en 1774, alors qu'il n'avait que 25 ans. Je vais vous parler d'un auteur majeur dans ma vie, Thomas Mann (1875-1955), qui raconte à sa manière, en 1939, exilé du Troisième Reich (lire, dans ma Série, "Sanary, l'exil bleuté des écrivains"), les retrouvailles à Weimar, en 1816 (Goethe a 67 ans, Charlotte 63), au fond furtives et décevantes, entre le jeune et fulgurant poète des années 1770, et la Charlotte historique, 44 ans après leur rencontre.
     
    Si, après ce préambule un peu complexe, vous avez besoin d'une aspirine, c'est à cause de moi, et moi-seul, Goethe et Thomas Mann n'y sont pour rien. Car au fond, l'affaire est simple : dans son extraordinaire roman "Lotte in Weimar", celui de 1939, l'homme d'âge mûr Thomas Mann, choisissant pour thème les authentiques retrouvailles historiques de 1816, entre un Goethe d'âge mûr et une Charlotte qui lui est contemporaine, nous propose quoi ? La réponse est simple, cristalline de clarté, en lisant le texte : Thomas Mann pose la question de l'éternité d'un amour de jeunesse. Dit comme ça, vous reconnaîtrez que, derrière le jeu de miroirs littéraires, au fond secondaire, le thème nous concerne tous. Mieux (ou pire) : il nous remue, il nous poursuit dans nos rêves, il est succession de déceptions et d'élans vitaux, il est la vie même, la vie intérieure, notre vie à tous.
     
    Je n'ai plus touché "Lotte in Weimar" depuis l'automne 1976. J'avais 18 ans, le jeu miroirs m'avait certes troublé, mais je n'avais strictement rien saisi de la dimension évidemment faustienne du propos : l'infortuné Docteur face à Marguerite, le miroir justement, l'éternelle jouvence, la mort. Au mieux l'avais-je perçue intellectuellement, mais que pouvais-je comprendre à la permanence intacte d'un sentiment, 44 ans après la rencontre amoureuse ? La passion, à l'époque, je la vivais, que pouvaient m'importer des retrouvailles imaginaire, difficiles, un peu tristes, dans cette ville de Weimar que je ne connaissais pas encore, mais qui est devenue l'une de mes cités préférées d'Allemagne ?
     
    Chaque fois que je m'y rends (la dernière fois avec mon épouse, il y a cinq ans), je pense à Lotte, la jeune femme de 1772, la femme d'âge mûr qui revient en 1816, descend à l'Hôtel Éléphant, espérant secrètement rencontrer le poète. Weimar est une cité littéraire et musicale entièrement conçue, dès le départ, sur l'idée de nostalgie. En cela, elle est l'Allemagne-même. 
     
    Il y a pire : je suis en train de vous parler d'un roman que je voulais relire, en prévision de mon émission de mercredi, avec notamment Laetitia Guinand et Sébastien Desfayes, autour du 150ème anniversaire de Thomas Mann. J'ai fouillé ce week-end dans ma bibliothèque, je ne l'ai pas retrouvé, je me suis promis de le racheter début juillet, lorsque je me rendrai avec mon épouse dans l'une de mes librairies favorites en Allemagne, dans la Vieille Ville de Heidelberg. Je vous en parle sans l'avoir relu ! Mais tout est là, et ma lecture poussive et scolaire de l'époque, ramenée dans ma mémoire à son essentiel sentimental, m'apparaît enfin dans son sens primordial, qui est simple et beau, universel, mélancolique, comme la vie qui passe.
     
    Charlotte Buff, la vraie Lotte historique, en retrouvant Goethe à Weimar en 1816, 44 ans après avoir été transfigurée dans l'un des romans les plus fulgurants de l'Histoire, fut-elle vraiment transpercée de la déception que Thomas Mann, en 1939, laisse poindre avec génie ? Le grand poète, universellement reconnu, l'a-t-il prise de haut ? A-t-il, lui-même, été troublé par cette rencontre ? Et surtout, pourquoi faut-il attendre d'être sexagénaire pour enfin arriver à venir à vous, et vous parler d'un écrivain sexagénaire mis en scène, 123 ans après, par un autre sexagénaire, exilé du Troisième Reich, publiant à Stockholm, juste avant le cataclysme de 39-45, ce petit bijou de nostalgie ? Car c'est un livre sur la vie et sur la mort, sur la permanence d'un sentiment, sur le réel et sur l'imaginaire. Je voulais vous en parler. S'il vous plaît, si vous aimez Thomas Mann, lisez "Lotte in Weimar".
     
     
    Pascal Décaillet