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Liberté - Page 1341

  • Mitterrand, l’Algérie, la guillotine

     

    Sut le vif - Samedi 01.01.11 - 22.02h

     

    J’avais moins de 23 ans lors de la première élection de François Mitterrand à la présidence de la République française, le 10 mai 1981. J’étais favorable à cette élection, surtout par rejet de l’orléanisme giscardien. Jamais je ne regretterai ce choix. Avec ses défauts, son passé trouble, l’incessante reconstruction de sa propre histoire, François Mitterrand demeure néanmoins, avec de Gaulle, l’une des deux grandes figures de la Cinquième République.

     

    Comme toutes les personnes qui ont vécu cette campagne de 1981, je me souviens de ce moment très fort où le candidat Mitterrand, 64 ans, face à Jean-Pierre Elkabbach et Alain Duhamel, se déclare adversaire de la peine de mort. Nous avions tous trouvé cela courageux, car l’opinion publique française demeurait favorable à la peine capitale. Le président élu tiendra d’ailleurs parole, avec Robert Badinter et la loi d’abolition.

     

    Combien étions-nous, regardant en direct l’émission « Cartes sur table » du 16 mars 1981, où Mitterrand se proclame « en conscience contre la peine de mort », « ce à quoi j’adhère, ce à quoi je crois, ce à quoi se rattachent mes adhésions spirituelles, ma croyance, mon souci de la civilisation », à savoir que le même homme, un quart de siècle plus tôt, ministre de la Justice du gouvernement de gauche de Guy Mollet, avait laissé sans états d’âme 45 condamnés à mort monter sur l’échafaud ?

     

    Les faits, pourtant, étaient parfaitement connus. Tout le monde savait qu’après avoir été ministre de l’Intérieur de Mendès France (1954-1955), le jeune surdoué des cabinets de la Quatrième était devenu Garde des Sceaux de Guy Mollet (1956-1957). Tout le monde savait, ou plutôt tout le monde pouvait savoir, en 1981, que ce ministère avait été très répressif en matière algérienne, que la guillotine n’avait cessé de s’abattre sur le cou des hommes du FLN, que Mitterrand, dans l’immense majorité des cas, avait donné son préavis contre les grâces. La décision suprême étant du ressort du président de la République, René Coty.

     

    Tout le monde pouvait savoir. Mais, par un mécanisme d’oubli collectif, personne ne jugeait bon de le rappeler. Ni la gauche, bien sûr, ni une droite guère moins compromise dans d’autres épisodes de la tragédie algérienne, ni même une extrême droite constituée en partie de rapatriés n’ayant pas grands griefs, en cette espèce précise, à adresser au Garde des Sceaux des mois terribles de la bataille d’Alger. Ni même, plus surprenant, la fameuse « deuxième gauche », celle d’un Michel Rocard ou d’une Gilles Martinet, que Mitterrand a d’ailleurs toujours détestée, et dont on connaît les combats humanistes du temps même de la guerre d’Algérie.

     

    Personne. Il ne s’est trouvé personne pour rappeler que la grande âme parlant « en conscience » le 16 mars 1981 n’avait pas éprouvé trop d’embarras, un quart de siècle plus tôt, à laisser agir allègrement les bois qu’on dit « de justice » dont parle si génialement Léo Ferré dans sa chanson « Ni Dieu, ni maître ».

     

    Le vrai scandale n’est pas que François Mitterrand, entre 1956 et 1981, ait changé d’avis. Tout humain a le droit d’évoluer. Il n’est même pas que le chevalier blanc de « Cartes sur table » ne juge pas indispensable de rappeler son rôle de 1956, disons que ce genre d’omission – assez énorme, tout de même – peut faire partie du jeu politique. Non, le vrai scandale est le silence, à ce moment-là, de ceux qui savaient, notamment une certaine presse, qui auraient pu, pour le moins, remettre les choses dans leur contexte historique. L’excellent Franz-Olivier Giesbert était d’ailleurs, en ce temps-là, en pleine brouille avec Mitterrand, pour avoir osé évoquer, en 1977, l’affaire de la francisque et surtout son passé de Garde des Sceaux en 56-57. Une disgrâce qui durera dix ans.

     

    Tout cela, pour quoi ? Pour dire à quel point j’ai apprécié la lecture du remarquable « François Mitterrand et la guerre d’Algérie », que viennent de sortir François Malye, journaliste au Point, et l’historien Benjamin Stora, spécialiste de cette Algérie qui l’a vu naître. Une enquête serrée, passionnante d’un bout à l’autre, sur les seize mois de François Mitterrand comme Garde des Sceaux du gouvernement de Guy Mollet, le plus long cabinet de la Quatrième République (1er février 1956 – 21 mai 1957).

     

    Âmes sensibles, s’abstenir. À commencer par ceux qui croient que le Mitterrand de ces temps-là est un homme de gauche. Ou encore, qu’il éprouve une quelconque sympathie pour la cause indépendantiste algérienne. Ou alors, que la guillotine le révulserait au fond de lui, au nom des « adhésions spirituelles, la croyance, le souci de civilisation » qu’il invoquera 25 ans plus tard.

     

    Non, le Mitterrand du 13, place Vendôme ne montre pas le moindre état d’âme dans l’usage de la guillotine contre des gens qu’il considère non comme des combattants (sans quoi ces derniers eussent été fusillés), mais bel et bien comme des terroristes, semant la mort dans trois départements français : l’Algérois, l’Oranais, le Constantinois. Oui, c’est cela aujourd’hui qui frappe, cela qui révulse : non tellement l’usage de la peine capitale (dans la loi, les mœurs, en ce milieu des années cinquante), mais la sourde, la terrible récurrence de cette lame qui tombe, celle destinée aux criminels, non aux résistants. Les Allemands eux-mêmes, après tout, moins de quinze ans plus tôt, fusillaient les maquisards : ils les exécutaient debout. Les hommes du FLN n’auront pas eu cet honneur.

     

    Alors ? Alors quoi ? Redéfinir à la baisse son admiration pour François Mitterrand ? Cela ne sera pas mon cas. Admirateur de Machiavel et de Bismarck, de Richelieu et de Gabriele D’annunzio, je n’ai, pour ma part, jamais confondu la politique avec la morale. Mais replacer l’homme dans son contexte, mieux établir la part de construction de sa propre image, avec ce que cela implique de corrections, d’omissions. François Mauriac, qui l’aimait beaucoup, avait dit de lui, dès le début des années cinquante, qu’il était un personnage de roman. C’est peut-être la clef de toute l’affaire.

     

    Pascal Décaillet

     

     

  • Mes voeux pour la Suisse de 2011: quelques étincelles de synthèse

     

    Sur le vif - Vendredi 31 décembre 2010 - 16.59h

     

    La Suisse que nous devons construire ensemble, en 2011 et dans les années qui suivent, c’est la synthèse fraternelle de toutes les Suisses qui ont façonné, par strates, par éboulements, par reconstructions, la fragile et subtile épaisseur de notre Histoire. Cette Histoire, il faut avant tout la lire, beaucoup se renseigner, l’envisager sous l’angle des idées, de l’économie, des flux migratoires. L’Histoire de nos techniques, de nos industries, si déterminantes dans notre chemin (fort récent) vers la prospérité.

     

    Il faut aussi lire nos écrivains, dévorer les collections de vieux journaux, région par région, langue par langue, canton par canton, et parfois (je pense au Valais) district par district. Histoire délicieusement complexe : nous n’avons pas eu quarante rois, puis la République, mais quelque chose de beaucoup plus disséminé, et pourtant toujours en intime résonance avec ce qui furent les grandes querelles de l’Europe : Réforme, Révolution française, Lumières (Aufklärung) puis romantisme, ne parlons pas du Kulturkampf. Bien sûr que la Suisse est un pays européen, baigné d’Europe, ou plutôt baignant l’Europe.

     

    On peut affirmer cela, et en même temps émettre les plus grands doutes sur l’actuelle machinerie appelée « Union européenne », qui est une tentative d’Empire comme un autre, juste sans empereur, seulement la technocratie des intendants. Dire non à cette construction-là, ça n’est en aucun cas nier la dimension européenne de la Suisse, encore moins appeler à la fermeture, au Réduit. Trois Suisses sur quatre, au demeurant, partagent cette vision.

     

     

    Mes vœux pour 2011, et pour la postérité, sont ceux de la synthèse. Les qualités de la Vieille Suisse (pour laquelle se sont illustrés certains de mes ancêtres), mais aussi celles de la Jeune Suisse, ce formidable courant radical du milieu du dix-neuvième siècle. Depuis longtemps (1891), cette hache de guerre est enterrée, et le pouvoir du vingtième siècle fut celui des génies additionnés des anciens adversaires du Sonderbund. Hélas pour eux, ces antiques héros ne totalisent plus, aujourd’hui, même en mêlant leurs forces, qu’un tiers de l’électorat suisse. Un autre tiers à la gauche. Un autre, enfin, à un profond courant conservateur qui n’a sans doute pas fini de faire parler de lui.

     

    Synthèse, oui. Notre petit pays est celui des villes comme celui des campagnes, celui de la plaine et celui de la montagne, celui des sédentaires et celui des nomades, il est le pays des enracinés, mais il doit être aussi celui des passants. Ceux qui nous ont fait croire, dans notre jeunesse, à l’Histoire d’un peuple heureux (je ne parle pas ici du très beau livre de Denis de Rougemont) nous ont menti : l’Histoire suisse est aussi conflictuelle, aussi dialectique, que celle des pays d’Europe qui nous entourent. Il n’y eut guère que les trois décennies d’après-guerre, ce confort douillet des Glorieuses, ce non-dit sur la Seconde Guerre mondiale, pour nous bercer de l’irénisme d’un peuple de bergers tranquilles et solidaires. La Suisse ne l’est pas. Tout simplement, parce qu’aucun peuple ne l’est.

     

    Le génie suisse s’est construit par additions, mais sans faire l’économie de la dialectique, ni des antagonismes. D’abord, on pose ses valeurs, on brandit ses étendards. On se bat. Ensuite, on discute. Et on finit par assimiler. Ces vieux catholiques chamailleurs d’après-1848, il aura fallu le grand courant de Léon XIII, l’esprit du Ralliement (en Suisse comme en France) pour les intégrer dans une logique enfin républicaine, qui ne soit plus celle du splendide isolement (Pie IX), mais celle de la construction commune. Le socialisme, qui faisait peur au début du vingtième siècle, parti gouvernemental depuis 1943, encore plus depuis 1959, fait totalement partie, depuis longtemps, du paysage. Les émigrés italiens des années cinquante et soixante sont aujourd’hui totalement intégrés à notre citoyenneté nationale. Demain, les enfants de l’immigration albanaise, ou serbe, le seront.

     

    La synthèse, ça n’est pas la mollesse. Ça n’est pas vouloir être d’accord dès le départ. Non, c’est avoir des valeurs, se battre, faire trancher le souverain, accepter son verdict. Et ne pas l’insulter parce qu’il aurait mal voté. La synthèse, c’est aussi avoir un peu confiance dans la sagesse, sur le long terme, de ce corps électoral très élargi qu’on appelle le suffrage universel suisse. Non qu’il ait toujours raison. Mais, sur la durée, il dessine, corrige, reprend, équilibre. Et finalement, ne façonne pas si mal que cela notre destin national.


    De mes hauteurs valaisannes, à tous les lecteurs de ce blog, j’adresse mes vœux les plus sincères pour une très belle année 2011. Qu’elle soit celle de l’engagement, du courage, et qu’elle nous invente quelques étincelles de synthèse.

     

    Oui, disons quelques étincelles. Pour commencer.

     

    Pascal Décaillet

     

     

  • Petit pays, grande fermeté


    Chronique publiée dans le Nouvelliste - Jeudi 30.12.10


    Face à ses deux puissants voisins, une France de 60 millions d’habitants, une Allemagne qui en compte 80, la Suisse est une petite fleur fragile. Pays sans grandes richesses naturelles, hormis la qualité de ses nectars, l’éblouissante beauté de ses paysages. Pays qui doit compter sur sa matière grise, l’excellence de son système de formation, la vitalité conquérante de ses exportations. Pays qui était encore pauvre au dix-neuvième siècle, et même au début du vingtième, le Valais en sait quelque chose. Pays dont les atouts sont avant tout moraux : culture politique commune à 26 cantons très différents, fédéralisme, démocratie directe unique au monde, et que ce dernier, d’ailleurs, nous envie.

    Si cette force morale qui nous réunit, au-delà de nos clivages, devait un jour flancher, alors le pays serait perdu. Non ses habitants, ni ses paysages, mais le miracle d’une cimentation qui tente, avec un rare succès en comparaison internationale, de nous tenir ensemble, disons depuis 162 ans : je n’ai jamais été très adepte des mythes ni des références du treizième siècle. Ce ciment, le « foedus », c’est l’Etat fédéral. Il n’existe qu’à travers notre volonté, peut parfaitement un jour se déliter, de même que la Suisse peut retomber dans la pauvreté qui était sienne lorsque, par exemple, la vallée du Rhône était un marécage. En politique, rien n’est jamais gagné : les humains doivent se battre, et se battre encore. Défi de chaque génération, toujours recommencé.

    Le pari suisse, l’aventure suisse, ne sont pas gagnés pour l’éternité. Se reposer sur le travail des ancêtres sans apporter soi-même sa pierre à l’édifice, c’est déjà renoncer. Quand la Suisse négocie avec ses voisins, qui sont des géants par rapport à elle, quand elle discute avec l’Union européenne, elle doit le faire le regard droit, sûre de ses valeurs, de ses atouts. Certains d’entre eux, du côté des droits populaires, ne doivent en aucun cas être bradés. Les pressions exercées sur nous, par exemple dans le domaine fiscal, doivent être décodées avec réalisme, dégarnies de leur vernis mensonger de morale. Et, finalement, refusées. C’est dur, pas très sympa, pas très porteur en termes d’images, mais c’est la condition de la survie.

    Pascal Décaillet