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Liberté - Page 1185

  • La citoyenneté, ça passe par l'école !

     

    Suite de mes entretiens avec le jeune écrivain Grégoire Barbey. Nous réfléchissons aux meilleurs moyens d'aiguiser les appétits citoyens, chez les jeunes. - Jeudi 12.07.12 - 16.54h


    PaD - Quatre à cinq heures d'Histoire par semaine. Et pas seulement l'Histoire des pays lointains. Celle de la ville, du canton, de la région où vivent les élèves ! L'Histoire politique, mais aussi culturelle, sociale, économique du tissu qui nous entoure. Pourquoi, à Genève, le nom de James Fazy, ou celui de Carteret, sont-ils si peu prononcés dans les écoles ? L'Histoire est une discipline majeure, cardinale, pour la formation des citoyens. Elle n'est pas assez enseignée.

     

    GB - Je suis de votre avis. Je ne m'explique pas qu'à l'heure actuelle, nous n'enseignons pas des matières aussi primordiales. À mon sens, une démocratie véritable doit impérativement léguer aux citoyens en devenir les outils nécessaires à la compréhension de la vie de la Cité. Comment, avec notre système scolaire actuel, s'étonner du faible taux de participation à la chose publique ?

     

    PaD - On les enseigne - et certains profs sont remarquables - mais il en faut davantage. Pour l'éveil à la "vie de la Cité", dont vous parlez, le problème est plus général. Je me bats comme un fou, là où je suis, depuis plus de vingt ans, pour des émissions sur la politique et la citoyenneté. J'ai gain de cause, mais seulement parce que je réussis. L'esprit du temps est plutôt à la distraction pure. Ou alors, au "journalisme de société", concept flasque que j'abhorre. Et sur cent profs, en salle des maîtres, combien sont habités par l'impératif de la transmission citoyenne ? Dix, vingt ?

     

    GB - S'ils ont eux-mêmes reçu une éducation dénuée de tout goût pour les affaires publiques, ce n'est guère étonnant. Ce qu'il faut, c'est enseigner les fondamentaux qui régissent notre société. Il n'y a pas que l'Histoire. Il y a le fonctionnement des institutions, par exemple. Pourquoi ne pas sensibiliser les jeunes au droit, ou à l'ensemble des matières essentielles pour se mouvoir librement dans un monde comme le nôtre ?

     

    PaD - Mais diable, pourquoi ont-ils reçu « une éducation dénuée de tout goût pour les affaires publiques » ? Il y a des causes à cela ! Un climat, porté par l'ultra-libéralisme, de sublimation du privé, de la réussite financière individuelle. L'absence d'éducation (de ceux qui éduquent !) sur ce qu'il y a, en nous, d'aventure collective, de res publica. A cela s'ajoute - j'y reviens - une responsabilité écrasante du monde journalistique : réduction des pages politiques, ne parlons pas du cahier culturel, surexposition du fait divers et de cet odieux concept de « people » : raconter plein de choses sur la vie privée des gens, sous le seul prétexte qu'ils sont connus. « Presse inutile, presse futile », disait feu mon confrère Roger de Diesbach. Il avait raison. Ce qui ne signifie pas qu'il faille être ennuyeux pour être bon, loin de là.

     

    GB - Bien sûr qu'il y a des causes. Elles sont essentiellement culturelles et politiques. C'est un devoir que d'enseigner correctement, tout comme d'informer. Vous le savez, vous qui exercez le métier de journaliste ! Aujourd'hui, tout va si vite : comment ne pas céder à l'envie d'écrire sans vérifier ses sources, ni anticiper les conséquences d'un tel choix ? L'École, c'est encore plus complexe, car elle forme des esprits qui resteront astreints à l'éducation reçue de façon durable. Il faudrait dès lors instaurer une vision de l'enseignement, un but ! Non ?

     

    PaD - Vous pensez bien que chacun a sa vision de l'enseignement, encore que je soupçonne certain édile de n'en avoir aucune. Ce qui nous intéresse ici, c'est la mise en appétit de l'esprit citoyen. Je dis qu'il faut - entre autres - davantage d'enseignement de l'Histoire, sous mille formes d'ailleurs, les plus variées et les plus plaisantes possibles (il n'a jamais été question d'ennuyer quiconque). Parce que sans vision diachronique, sans frottement à l'échantillon historique, le danger sera immense de ne juger son époque que sur elle-même. Ou, pire, sur des critères seulement moraux ou immatériels. D'aucuns, y compris parmi nos élus législatifs, ne s'en privent pas. Il est parmi eux de redoutables ayattolahs.

     

    GB - Je suis certain que le système éducationnel peut s'améliorer, et former de jeunes citoyens conscients des devoirs qui sont les leurs, mais également avertis du contexte politique dans lequel ils se meuvent. Il y aura toujours des abstentionnistes, des personnes qui ne veulent pas investir ni de leur temps ni de leur énergie. Cependant, nous gagnerions bien plus à informer plutôt que désinformer. Or, en ce moment, ce n'est pas ce qui prévaut.

     

    PaD - A noter que certaines TV régionales privées, en Suisse romande, déploient davantage d'énergie pour l'information et les débats citoyens que le service dit « public », qui nous passe de la Formule 1 et des séries américaines. Mais c'est une autre affaire !

     

    GB - Il faut un effort collectif. Il est vrai que le service public est déplorable. J'ai d'ailleurs jeté ma télévision il y a de cela cinq ans. Ça me tient à l'écart de bien des maux !

     

    GB + PaD

     

     

  • Au coeur du monde, la lecture

     

    Je poursuis ici ma série d'entretiens avec le jeune écrivain Grégoire Barbey. Nous évoquons la passion du livre, celle qui nous fonde et nous constitue. Mercredi 11.07.12 - 15.16h



    PaD - Lire, lire, et lire. Je crois au fond n'avoir jamais éprouvé d'autre passion. Lorsque s'annonce, comme ces jours, le cœur brûlant de l'été, c'est vers les livres que je me tourne. Celui que je viens de terminer date de 1909. Il s'appelle "La porte étroite". L'auteur, André Gide. Une œuvre d'exception, servie par l'un des styles les plus purs de la littérature française. Avez-vous, aussi, la fureur des livres?



    GB - Oui, je partage votre passion. Et plutôt deux fois qu'une ! Depuis tout jeune, j'aime lire. Je me rappelle qu'à dix ans, nous lisions « Un sac de billes » de Joseph Joffo. Ce fut pour moi une rencontre bouleversante. Dans le temps imparti de notre lecture, j'avais terminé les deux ouvrages que comprenait son auto-biographie alors que nous n'en devions lire qu'un. Quels sont vos thèmes de prédilection, Pascal ?



    PaD - Oh, les thèmes, il y en a tant, dont certains m'accompagnent depuis le milieu des années soixante. Ce qui me bouleverse, c'est l'intimité d'une surprise. Toute ma jeunesse n'aura été que petites librairies, bibliothèque municipale, puis celle de l'Uni. Brocantes, aussi, surtout en France. Le choix par l'instinct, et l'instinct seul. Surtout ne pas lire le bouquin que le prof vous recommande. Mais quarante autres, imprévus, à la place. Contre-courant. Chemin de traverse. Liberté.



    GB - Je suis entièrement d'accord avec votre impératif. Pour ma part, mes lectures sont éclectiques, avec malgré tout une préférence pour la philosophie. J'apprécie particulièrement le monde des idées, et c'est par ce biais que je me suis construit, tout au long de ma vie, malgré des événements souvent difficiles à supporter. Aujourd'hui, je crois, tout comme vous, que la lecture m'a été vitale. Et elle le sera, j'en suis sûr, jusqu'aux derniers instants.



    PaD - Ce que nous avons en commun, c'est ce pronostic vital de la lecture. Je sais exactement où j'étais, en Valais, et quel temps il faisait, lorsque enfant j'ai attaqué la première page du Grand Meaulnes. Je sais de quoi le Rousseau des Confessions m'a sauvé à vingt ans. La mémoire de ces milliers de livres est, au premier chef, celle de ma vie. Ils ne tapissent pas mon existence, ils la fondent. Ils ne la décorent pas (je hais l'idée de lire pour se distraire), ils la constituent.



    GB
    - Moi, c'est la lecture de « l'éloge de la faiblesse » d'Alexandre Jollien, à mes dix-huit ans, qui m'a véritablement transformé. Je reste toujours incroyablement surpris de ces émotions, de ces grandeurs et de cette force qu'un ouvrage, même court, peut transmettre à qui le lit. C'est, pour moi, l'une des plus belles richesses de l'humanité. Ce savoir, transmissible à qui s'en donne les moyens. Le rêve.



    PaD
    - Je lirai Jollien. Puissamment volcanique, autrement que les appareils les plus modernes, est l'imprévisible transmission d'énergie entre un tout petit objet de papier, qui tient dans la poche d'une veste, et cette boule en fusion de nerfs, de mémoire, de projections et de désirs qu'on appelle un lecteur. Dans l'intimité de cette rencontre-là gît le miracle. Sortir un livre d'un rayon, c'est réveiller le bois dormant. Celui du livre. Celui du lecteur. Un baiser au lépreux.



    GB - Cette fascination, je la ressens également. Depuis ma tendre enfance, je vis avec l'ambition d'écrire un livre. Mon goût pour l'écriture est né de cette merveilleuse rencontre, et j'espère un jour pouvoir partager ma passion avec d'autres, leur transmettre cette flamme pour la littérature, tout en leur apportant quelque chose qu'ils n'auraient pu trouver ailleurs. Un récit, une vision, et une âme. La vie, en somme.



    PaD - Il y a l'intimité du livre avec le lecteur. Moins sublime, mais douce comme un miroir de reconnaissance, il y a la complicité de ceux qui ont lu le même livre. Ou quelques dizaines, ou centaines. Ce réseau d'initiés-là, je dis oui, je signe ! Parce que macérés de mêmes matrices, c'est la part d'humanité commune, de l'un à l'autre, qui s'étend. Ainsi, vous et moi sommes très différents, ce qui est du reste fort bon (en quoi faudrait-il se ressembler ?). Mais la passion partagée des livres nous esquisse un langage commun. Au final, nous rapproche.



    GB - C'est exactement ce qui me passionne dans l'écriture et la littérature. C'est cette capacité fédératrice. Quand bien même nous pensons différemment, nous sommes unis par des lectures communes, un terreau propice à la naissance d'idées novatrices, de grands projets. Ce que j'aime, à travers les livres, c'est que je me sens en profond contact avec l'ensemble de l'humanité !



    GB + PaD

     

  • Au milieu du chemin, Gide

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    Notes de lecture - Mardi 10.07.12 - 19.28h

     

    À quoi tient le miracle d'un récit ? Pourquoi « La porte étroite », publiée en 1909 par André Gide, vient-elle d'arracher mon ardeur, une fois de plus, comme d'ailleurs, toute ma vie, l'œuvre entière de ce narrateur d'exception ? Réponse : pour sa petite musique. Précision des syllabes. Cristallin de chaque phrase. Courte, indépendante, peu de virgules, quelques tirets, reprendre la respiration. Pas un mot de trop. Juste le découpé qu'il faut pour le dessein de celui qui entreprend de raconter : faire voir, laisser entendre, instiller la fragrance d'un jardin, le volume d'un bosquet. Cela s'appelle un style. Celui d'un auteur de génie en sa quarantième année, presque au milieu de son existence. Le milieu du chemin.

     

    Il faut toujours attaquer un récit par lui-même. Laisser faire les mots. D'autres, plus savants, placeront « La porte étroite », comme l'un des éléments de l'œuvre d'une vie, assurément un écho de « L'immoraliste », mais tant de résonances, autres, insoupçonnées, des écrits de prime jeunesse aux dernières lignes de la Correspondance et du Journal, bien sûr. Gide, comme tant de grands, n'aura peut-être, au fond, écrit qu'un livre, celui qui tourne autour de lui et pourtant lui échappe, à mille lieues de l'autobiographie que croit toujours déceler le lecteur facile, celui des repères chronologiques et des grilles d'interprétation toutes faites.

     

    « La porte étroite » est le récit d'un amour fou, total, impossible, celui de Jérôme, le narrateur, pour sa cousine Alissa, qui feint (ou ne feint pas) de lui préférer Dieu. Pas le moindre des rivaux, tout au moins dans l'ordre terrestre ! Alors quoi, du Claudel ? Le styliste qui se gausserait de ce puissant rival avec lequel il n'est pas encore brouillé ? Non ! Du Gide ! Et dès la première ligne. Simplicité qui n'appartient qu'à lui, temps concordés, et jusqu'à l'usage parfaitement dosé, là où il le faut et sans plus, de l'imparfait du subjonctif. Jamais ce dernier n'exclut le lecteur : il a pour seule fonction, comme dans le jeu des orgues ou de certains accordéons perfectionnés, de jouer sur la fuite des temps, la fugue des modes. Un style.

     

    Je ne vous raconterai pas l'histoire, ni la citation initiale de l'Evangile de Luc, ni la profondeur de la référence protestante (il y a évidemment un pasteur, imprégné d'Ecriture), ni ce trajet mystique d'Alissa qui la conduit au pire. C'est un récit sur l'attente, avec des lettres de feu, celles de Jérôme et d'Alissa, jamais plus justes que lorsqu'ils correspondent, plus maladroits que dans la présence réelle, comme si la vraie vie était gauche, et droite l'écriture. Et, à la fin, le Journal d'Alissa, qui serait porteur (l'est-il ?) de l'éclairage suprême.

     

    À vrai dire, un livre du dix-neuvième siècle. En apparence du moins, disons pour celui qui se refuserait à en goûter la très vaste dimension d'ironie, cardinale vertu de l'auteur des Nourritures terrestres. Mais attention : ironie n'est pas moquerie, ni même réelle distance. Juste inflexion, dièse ou bémol, là où il le faut, pour échapper à la fatalité d'une clef de départ. En cela, Gide n'est pas claudélien. Et d'ailleurs Claudel, non plus, n'est pas celui qu'on croit, je veux dire l'éternel mystique du pilier de Notre-Dame. Gide est tellement joueur, oui au sens de l'organiste. A chaque chapitre, parfois à chaque phrase, vous croyez le ton donné, et voilà qu'infléchi, il vous échappe déjà.

     

    Comme Alissa, sans doute, semble échapper à Jérôme. Pour aller, dit-elle, vers Dieu. Mais c'est une autre affaire. Ou peut-être l'affaire elle-même. Je n'en sais rien. Il faut lire Gide, à haute voix. En pesant les virgules. Et en laissant juste s'évaporer la petite musique. Comme dans la nuit.

     

    Pascal Décaillet