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Sur le vif - Page 268

  • L'amalgame scandaleux de la Présidente du Conseil d'Etat

     
    Sur le vif - Mercredi 24.02.21 - 15.01h
     
     
    La très grande classe de la Présidente du Conseil d'Etat : venir enfoncer Pierre Maudet, au lendemain du verdict ! Une prise de position totalement intempestive, parue hier dans la Tribune de Genève, et dont il faudra bien que la magistrate rende compte.
     
    D'abord, cette phrase, hallucinante : "La confiance a été brisée. A deux reprises, Pierre Maudet s'est notamment opposé publiquement à nos projets de budget".
     
    On croit rêver ! Depuis quand une rupture de collégialité est-elle de nature à "briser la confiance" ? Les élus exécutifs socialistes, partout en Suisse, à tous les niveaux, en sont les plus coutumiers, et justement sur les questions budgétaires et financières ! Et voilà une magistrate socialiste qui ose venir faire la leçon à l'un de ses collègues !
     
    Ce dernier exprimait, sur le budget, une discordance politique, il en avait parfaitement le droit. Il avait d'ailleurs justifié cette prise de distance par des arguments politiques, au nom de ce qu'il considérait - à tort ou à raison - comme l'intérêt supérieur du Canton. Cela se fait à longueur d'année en Suisse, le plus souvent par des magistrats de gauche.
     
    Cela se fait. Et cela n'empêche pas les collègues concernés de continuer à travailler ensemble. Que vient faire donc cette histoire de collégialité, pour justifier ce que Mme Emery-Torracinta appelle une "confiance brisée ?". Comment ose-t-elle introduire dans le débat un épisode qui relève de banales et fréquentes discordances, au sein des gouvernements, dans notre vie politique suisse ? Cela s'appelle un amalgame, pur et simple. Et cela n'est pas acceptable.
     
    Et puis surtout, il y a le deuxième élément. L'opportunité, pour la Présidente du Conseil d'Etat, d'émettre la moindre prise de parole sur Pierre Maudet, au lendemain du verdict le concernant ! Là, c'est encore plus grave. Parce que nous sommes en plein processus électoral, consistant à renouveler le septième du gouvernement dont Mme Emery-Torracinta assume la présidence. Il faut le dire clairement : cette élection ne la regarde pas ! Pas plus qu'elle ne regarde les cinq autres membres. Cette élection est l'affaire du peuple genevois, le collège électoral des citoyennes et citoyens qui élisent le Conseil d'Etat.
     
    Les actuels membres du collège n'ont strictement rien à dire sur ce renouvellement. Il est notre affaire, à nous citoyens ! L'actuel Conseil d'Etat - ou ce qu'il en subsiste, en termes de reliquats - n'est pas le parrain de nos consciences. Il n'a pas à intervenir, même malignement, indirectement, dans un processus qui relève du débat populaire.
     
    A cet égard, les questions dites de "collégialité" n'ont, pour le grand public, aucune espèce d'intérêt. On se doute bien que Pierre Maudet ne s'entend pas avec ses actuels collègues ! Mais enfin, soit il n'est pas réélu, et la question sera réglée. Soit il l'est, et là, il faudra bien que les six autres prennent acte du verdict du peuple. A moins qu'ils ne souhaitent démissionner en bloc, hypothèse qui ne manquerait pas, en cette période de réchauffement des âmes, d'ajouter quelque rafraîchissante péripétie aux ardeurs du printemps.
     
     
    Pascal Décaillet
     

  • Le printemps des moralistes

     
    Sur le vif - Mardi 23.02.21 - 09.59h
     
     
    Le printemps approche, les moralistes bourgeonnent ! Ils sont partout. Vocations ratées de pasteurs, de curés, d'aumôniers de centres aérés, de confesseurs pour âmes en peine. L'index érigé vers le ciel, l’œil bienveillant de celui qui a saisi l'essence précieuse du bien, et daigne vous en laisser perler quelques gouttelettes, en échange de votre contrition. Ils bourgeonnent, ils fleurissent, ils pullulent, ils sont la pollution nocturne de l'enfant de choeur.
     
    Ils analysent la politique à la seule aune de la morale. Ils n'ont jamais lu Machiavel, ni Tocqueville, mais sans doute la Comtesse de Ségur, Camille, Madeleine, Sophie, le Cousin Paul, Madame de Réan, l'ignoble Madame Fichini, la punition, le fouet. Leur univers n'est pas celui de l'analyse, ni du recul, ni de la patience par les textes, ni de l'ascèse dans le chemin de connaissance. Non, il est forgé de pulsions de châtiment, le bien, le mal, la rédemption, le "travail intérieur", le "chemin sur soi".
     
    Mais qu'ils se convertissent, les tièdes agneaux ! Le Cloître les attend, sandales et robes de bure, laudes et matines, règle de Saint-Benoît, férule de l'horaire, plain-chant, suprême jouissance de se relayer, pendant le repas silencieux, pour lire à haute voix la Sainte Parole.
     
    Pour notre part, nous continuerons à prendre les hommes comme ils sont. Dissocier le temporel du spirituel. Laisser la morale aux moralistes. Nous continuerons, infatigablement, de nous renseigner sur l'Histoire telle qu'elle fut, avec sa part de noirceur, ses guerres, ses traités, l'analyse des besoins économiques, les massacres, les luttes pour le pouvoir, les prétextes moraux jetés en pâture. A des agneaux, sur le chemin.
     
     
    Pascal Décaillet

  • La phrase allemande, de l'ascèse à la joie transfigurée

     
    *** Essai sur une stylistique qui ne doit en aucun cas nous repousser, mais nous sourire. Et nous ouvrir les bras. A nous d'aller à elle, et l'ascèse deviendra joie.
     
     
    *** Dimanche 21.02.21 - 13.59h.
     
     
     
    La phrase allemande est-elle complexe par essence ? La réponse est évidemment non. Une phrase est ce qu'on en fait, elle dépend des humains qui la produisent. Il ne saurait exister de complexité par nature de la langue allemande, qui s'opposerait à une limpidité native du français.
     
    Tiens, commençons par le français, justement. Quoi de commun entre la sobriété épurée de la phrase de Gide, ou de Camus (celui des récits), et la patiente construction des saveurs dans la période de Proust ? Tous les styles existent dans la littérature française, le rationnel et l'affectif, le lapidaire et l'enchevêtré, la simplicité sublime d'un Verlaine, l'imprécation d'un Léon Blois, ou d'un Koltès.
     
    Il en va exactement de même pour la littérature allemande. On a toujours l'image de la phrase longue et complexe, avec une architecture de principales et de subordonnées, ce satané verbe qu'il faut aller chercher à la fin, ces incises qu'il nous faut délimiter au crayon. Bref, l'image d'une sueur, d'une souffrance. Ca n'est pas faux, mais enfin la syntaxe latine nous invite tout autant à une première appréciation de la structure avant même de se lancer dans le sens. C'est un solfège, une ascèse. Il faut l'accepter. Entrer dans une langue n'est pas une promenade de santé.
     
    Pour autant, la phrase allemande, dans le roman, ou la nouvelle (je ne parle pas ici de la poésie), n'est en rien vouée par essence à cette complexité. Dans les nouvelles de Kleist, et même dans de brefs récit de Kafka (Sämtliche Erzählungen), vous aurez le contre-exemple de la phrase courte, rythmée, au service de l'action. Et puis, tout de même, il y a Brecht : c'est du théâtre, certes, mais quelle puissance de percussion dans chaque syllabe, quelle brièveté pour dire les choses, quelle liberté dans l'invention des mots. Génie d'un auteur qui écrit pour être dit, voire chanté (sur les musiques incomparables de Kurt Weill).
     
    Alors oui, il y a la langue de Thomas Mann et celle du Kafka des longs récits, celle de Musil, tout comme il y a, en France, la tradition du grand roman bourgeois qui "prend le temps". Mais il y a, tout autant, la poésie d'un Stefan George ou celle d'un Paul Celan, où chaque syllabe est la note soupesée d'une musique. Oui, l'allemand moderne peut être court, cinglant, sagittaire. La syntaxe de cette langue n'est en rien condamnée "au départ" à diriger le lecteur vers son cachet d'aspirine.
     
    Alors, elle vient d'où, cette réputation de complexité ? D'abord, les plus grands prosateurs de langue allemande (Thomas Mann, Kafka, etc.) n'ont assurément pas écrit pour des élèves francophones ambitionnant d'accéder à leur monde ! Mais pour un public germanophone cultivé, qui lui-même doit prendre le dictionnaire lorsqu'il s'attaque à telle description de personnage, ses traits physiques, les tréfonds de son âme, les humeurs de son corps, les indices physiques de ses problèmes de santé. Mais enfin, l'univers de Marcel Proust ne nous invite-il pas, lui aussi, à la même patience, quand on se met au chantier de la lecture ?
     
    Et puis, il y a l'allemand non-littéraire. Celui des philosophes, par exemple. Vous avez essayé de lire Kant, Hegel, ou Heidegger dans le texte ? Il faut s'accrocher ! Dans ces trois cas, le souci de précision démonstrative des idées utilise toutes les ressources de nuances d'une langue, et d'une syntaxe, qui n'en sont pas avares. Alors oui, cet allemand-là est difficile ! Mais l'est-il au-delà du français d'un Descartes, ou même d'un Montaigne ?
     
    Prof d'allemand, je faisais lire à mes élèves des extraits de Brecht, et puis beaucoup de poèmes, de toutes les époques. Brecht, c'est le plus puissant pour vous élever vers la langue. Il faut le lire, et le faire lire, à haute voix. Il faut trouver le rythme, la tonalité, le souffle, les stridences, mais aussi l'infinie poésie de cette langue, destinée à l'oralité. Il faut amener les élèves à incorporer chaque syllabe de cet allemand qui simule le langage parlé. Avec les meilleurs de vos étudiants, il faut aller chercher les résonances d'inflexion dialectale, le souabe de l'enfance du dramaturge. Il faut entrer dans Brecht par la langue, c'est infiniment plus physique, plus jouissif, que les puissantes théories sur la distanciation.
     
    Je n'ai pas parlé ici de poésie, ou très peu. C'est pourtant l'essentiel, et j'y reviendrai largement. Car les vraies portes d'entrée, pour un collégien, sont là : dans Hölderlin, dans Celan, dans Stefan George, dans Georg Trakl, et tant d'autres. J'ai commencé par évoquer la lente et patiente période du grand roman bourgeois. J'ai voulu parler une fois de sueur et de souffrance, pour le lecteur. Mais pour quel bonheur, à partir du moment où l'ascèse, comme dans la traduction de la Bible par Martin Luther, se transfigure dans la joie !
     
     
    Pascal Décaillet