Sur le vif - Page 271
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Coups de graisse
Sur le vif - Lundi 15.02.21 - 16.21hOn aime ou non Pierre Maudet, chacun est libre. Mais venir l'assommer, par libelles ou soliloques, alors qu'il affronte la machine judiciaire... Cette poisseuse pesanteur, ces justiciers de la vingt-cinquième heure, ce flasque de la meute, où tout est tiède, dégradent leurs auteurs. Il y a des coups de grâce qui sont des coups de graisse.Pascal DécailletLien permanent Catégories : Sur le vif -
Série Allemagne, no 32/144 : de Lübeck à Venise, l'âme errante d'un génie
*** L'Histoire allemande en 144 tableaux - No 32 – Mort à Venise ! Lire et relire cette nouvelle de moins de 70 pages, d’une densité exceptionnelle, publiée en 1912. Et s’immerger dans le style d’un génie, nommé Thomas Mann.
Je n'avais plus repris Thomas Mann dans le texte depuis un certain temps, la retrouvaille est saisissante. Idole de ma jeunesse, avec Kafka, l'homme de Lübeck est l'un des narrateurs les plus exigeants de la langue allemande. La longueur de certaines phrases, l'enchevêtrement des subordonnées dans une principale qui s'étire jusqu'au verbe final, la complexité des incises, n'en font pas un auteur facile. Sa syntaxe, d'une subtilité exceptionnelle, nous ramènera plus facilement à la langue de Proust, avec son génie du détour, qu'à la simplicité de Gide. Entrer dans cette oeuvre, dans cet allemand d'une incroyable nuance lexicale et structurelle, c'est accepter le prix de la saveur. Bref, il faut s'accrocher.
Mais au prix de quel bonheur ! Les deux premiers tableaux de "Der Tod in Venedig" (1912) sont une plongée dans les entrailles de la langue, celle de Luther et des Frères Grimm, celle de la philosophie aussi. Et même celle de la médecine, ce qui est courant dans l'univers romanesque européen de ces années-là, et particulièrement dans l'oeuvre de Thomas Mann. Lire "Der Zauberberg" (1924).
D'abord, la promenade dans Munich, Prinztregentenstrasse, d'un homme d'âge mûr, écrivain de son état, ses traits physiques, son visage, des indications sur sa santé, son caractère dominateur, son éducation, ce qui lui traverse l'âme. Les mots sont incroyablement choisis, le souci de précision confine au terrifiant. Thomas Mann n'est pas un approximatif : le plus grand prosateur de langue allemande (avec Kafka) n'écrit ni pour se distraire, ni pour passer le temps, mais pour accomplir une oeuvre au millimètre, dans la souffrance et l'insatisfaction, tant que le mot juste n'est pas à la bonne place.
Tableau suivant, digne de l'époustouflant traveling (l'entrée à New York) du roman "Amerika", de Kafka, exactement contemporain de "Der Tod in Venedig" : le même écrivain, Gustav von Aschenbach, arrive à Venise, par la mer, en provenance d'Istrie. Cette scène du bateau, avec le fourmillement de ses personnages, des commerçants croates, des étudiants, Venise qui se précise dans l'horizon qui se dérobe, les premières plages, et enfin le Grand Canal, la descente à terre, le reste du trajet en gondole pour se rendre à l'hôtel, Aschenbach qui s'assoupit en le laissant bercer, Venise qui doucement s'instille en lui, le jeu des vagues et du reflux, chaque mot sonne juste, chaque phrase est le plan d'un film. Nous n'en sommes qu'au texte, en 1912, mais Visconti et Benjamin Britten sont déjà là, tout est posé, tout est fixé, délimité, tout est jeté, tout est dit. Thomas Mann n'écrit pas seulement une histoire, il la scénarise déjà pour des interprétations futures. Cela s'appelle autorité, du mot "auteur".
Je ne vous ai même pas encore parlé de Tazio, je sais qu'il va surgir, je prends mon temps. Je reviendrai sur tout cela dans la suite de cette Série. Sur Mort à Venise. Sur Thomas Mann, et son art du récit. Sur les Buddenbrook. Sur le Zauberberg. Sur quelques oeuvres moins connues, aussi, comme Tristan. Je vous parlerai aussi de Lübeck, merveille de ma jeunesse, Venise hanséatique, autre Venise ! Mais c'est une autre histoire. Ou peut-être, dans les strates du romancier, toujours la même. Celle de son enfance recommencée.
Pascal Décaillet
*** L'Histoire allemande en 144 tableaux – Une Série racontant le destin allemand, de 1522 (traduction de la Bible par Luther) jusqu’à nos jours. Les 24 premiers épisodes ont été publiés en 2015, et peuvent être lus directement en consultant ma chronique parue le 11 juillet 2020, ici :
https://pascaldecaillet.blog.tdg.ch/archive/2020/07/11/serie-allemagne-c-est-reparti-307498.html .
La Série n’est pas chronologique, elle suit mes coups de cœur, mes envies, mes lectures. Lorsqu’elle sera achevée, une version rétablissant la chronologie vous sera proposée.
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Deutsches Requiem : sublimation d'une langue
Sur le vif - Jeudi 11.02.21 - 23.49hDepuis l'adolescence, et mon premier contact avec cette œuvre immense, le Deutsches Requiem accompagne ma vie. J'ai déjà posé, ici même et sur mon blog, les fondements textuels (traduction de la Bible par Luther) et musicologiques qui servent à Brahms de matériau pour façonner son monument. C'était, le 31 juillet 2015, l'épisode no 9 de ma Série Allemagne en 144 épisodes. https://pascaldecaillet.blog.tdg.ch/archive/2015/07/31/serie-allemagne-no-9-leipzig-1869-ein-deutsches-requiem-269083.html
Là, je viens de l’écouter, une fois encore, sur l'excellente chaîne Stingray Classica. Cette œuvre parle au cerveau. Et elle irradie les sens. Elle s'en va chercher, au plus profond de chacun de nous, comme une totalité enfouie, qu'elle reconstituerait, le temps d'un concert. Comme chez Wagner, chez Richard Strauss, chez Arnold Schönberg, il y a la restitution, dans un moment de grâce, d'un fil invisible qui guiderait nos vies. Et cela passe par la langue de Luther, et par les notes de Brahms.Chaque professeur d'allemand devrait faire écouter ce monument à ses élèves. En le plaçant dans son contexte historique (l'Unité allemande), mais aussi linguistique et musical.Le Deutsches Requiem est un moment de l'Histoire de la musique. Et il est une étape décisive dans le destin allemand. Il est, aussi, un acte de révélation dans la saisissante Histoire de la langue allemande elle-même, quelque part entre les Frères Grimm et Bertolt Brecht, le magicien qui enfante les mots. Cela, il faut le raconter aux élèves. Et ils aimeront - certains avec passion - la culture germanique.Pascal DécailletLien permanent Catégories : Sur le vif