Sur le vif - Dimanche 01.06.25 - 16.27h
Je vais ici vous parler de lieux, de personnages et d'auteurs qui me touchent profondément. Je vais vous parler de Lotte, la Charlotte du Werther, de Goethe, l'un des plus grands succès d'édition de l'Histoire littéraire. Je vais vous parler de la vraie Lotte, la Lotte historique dont s'était inspiré Goethe pour son éblouissant roman, publié en 1774, alors qu'il n'avait que 25 ans. Je vais vous parler d'un auteur majeur dans ma vie, Thomas Mann (1875-1955), qui raconte à sa manière, en 1939, exilé du Troisième Reich (lire, dans ma Série, "Sanary, l'exil bleuté des écrivains"), les retrouvailles à Weimar, en 1816 (Goethe a 67 ans, Charlotte 63), au fond furtives et décevantes, entre le jeune et fulgurant poète des années 1770, et la Charlotte historique, 44 ans après leur rencontre.
Si, après ce préambule un peu complexe, vous avez besoin d'une aspirine, c'est à cause de moi, et moi-seul, Goethe et Thomas Mann n'y sont pour rien. Car au fond, l'affaire est simple : dans son extraordinaire roman "Lotte in Weimar", celui de 1939, l'homme d'âge mûr Thomas Mann, choisissant pour thème les authentiques retrouvailles historiques de 1816, entre un Goethe d'âge mûr et une Charlotte qui lui est contemporaine, nous propose quoi ? La réponse est simple, cristalline de clarté, en lisant le texte : Thomas Mann pose la question de l'éternité d'un amour de jeunesse. Dit comme ça, vous reconnaîtrez que, derrière le jeu de miroirs littéraires, au fond secondaire, le thème nous concerne tous. Mieux (ou pire) : il nous remue, il nous poursuit dans nos rêves, il est succession de déceptions et d'élans vitaux, il est la vie même, la vie intérieure, notre vie à tous.
Je n'ai plus touché "Lotte in Weimar" depuis l'automne 1976. J'avais 18 ans, le jeu miroirs m'avait certes troublé, mais je n'avais strictement rien saisi de la dimension évidemment faustienne du propos : l'infortuné Docteur face à Marguerite, le miroir justement, l'éternelle jouvence, la mort. Au mieux l'avais-je perçue intellectuellement, mais que pouvais-je comprendre à la permanence intacte d'un sentiment, 44 ans après la rencontre amoureuse ? La passion, à l'époque, je la vivais, que pouvaient m'importer des retrouvailles imaginaire, difficiles, un peu tristes, dans cette ville de Weimar que je ne connaissais pas encore, mais qui est devenue l'une de mes cités préférées d'Allemagne ?
Chaque fois que je m'y rends (la dernière fois avec mon épouse, il y a cinq ans), je pense à Lotte, la jeune femme de 1772, la femme d'âge mûr qui revient en 1816, descend à l'Hôtel Éléphant, espérant secrètement rencontrer le poète. Weimar est une cité littéraire et musicale entièrement conçue, dès le départ, sur l'idée de nostalgie. En cela, elle est l'Allemagne-même.
Il y a pire : je suis en train de vous parler d'un roman que je voulais relire, en prévision de mon émission de mercredi, avec notamment Laetitia Guinand et Sébastien Desfayes, autour du 150ème anniversaire de Thomas Mann. J'ai fouillé ce week-end dans ma bibliothèque, je ne l'ai pas retrouvé, je me suis promis de le racheter début juillet, lorsque je me rendrai avec mon épouse dans l'une de mes librairies favorites en Allemagne, dans la Vieille Ville de Heidelberg. Je vous en parle sans l'avoir relu ! Mais tout est là, et ma lecture poussive et scolaire de l'époque, ramenée dans ma mémoire à son essentiel sentimental, m'apparaît enfin dans son sens primordial, qui est simple et beau, universel, mélancolique, comme la vie qui passe.
Charlotte Buff, la vraie Lotte historique, en retrouvant Goethe à Weimar en 1816, 44 ans après avoir été transfigurée dans l'un des romans les plus fulgurants de l'Histoire, fut-elle vraiment transpercée de la déception que Thomas Mann, en 1939, laisse poindre avec génie ? Le grand poète, universellement reconnu, l'a-t-il prise de haut ? A-t-il, lui-même, été troublé par cette rencontre ? Et surtout, pourquoi faut-il attendre d'être sexagénaire pour enfin arriver à venir à vous, et vous parler d'un écrivain sexagénaire mis en scène, 123 ans après, par un autre sexagénaire, exilé du Troisième Reich, publiant à Stockholm, juste avant le cataclysme de 39-45, ce petit bijou de nostalgie ? Car c'est un livre sur la vie et sur la mort, sur la permanence d'un sentiment, sur le réel et sur l'imaginaire. Je voulais vous en parler. S'il vous plaît, si vous aimez Thomas Mann, lisez "Lotte in Weimar".
Pascal Décaillet