Commentaire publié dans GHI - Mercredi 14.06.23
Ils arpentent la ville comme ils vont à la plage. Vêtus de leur seule lenteur, sandales ou tongs, direction les Bains. Ils ne sont jamais pressés, rêvent d’un espace urbain livré à la seule insouciance des piétons, ou alors, à la limite, des cyclistes. Dans leur monde à eux, nul moteur, nul bruit, nulle voiture, nulle camionnette. Non, juste le silence radieux de leur pouvoir sur la ville. Un monde sans livreurs, sans clients ni fournisseurs, sans ouvriers bruyants avec leurs perceuses, leurs marteaux-piqueurs. Juste le chemin de la plage, pour eux tous seuls. Une ville comme ça, oui, de silence et de bienveillance, sans éclats de voix, sans engueulades, sans le tragique du monde qui oserait pointer son nez. Plus que rues piétonnes, pistes cyclables, bacs à fleurs, la petite musique de leur bonheur, à eux.
Leur félicité ne s’embarrasse pas du poids des livres d’Histoire. Sur le passé, ses complexités, ses contradictions, la polyphonie de ses témoignages, on ne lit pas. On juge, tout de suite. On clique, d’un geste, sur « bon » ou « mauvais ». D’un côté le Salut, de l’autre les damnés. Le camp du Bien, celui du Mal. La « mobilité douce », face aux odieux automobilistes. A gauche les victimes, à droite les salauds. Les témoins de l’Histoire, ceux de tous les bords, on les délaisse. On choisit juste ceux qui nous arrangent, on a son héros, son méchant, on se chauffe un bon coup pour le Jugement dernier, on tranche, on va aux Bains, on revient, on se sent d’attaque pour le prochain arbitrage, dossier suivant Irma ! Pas belle, la vie ?
On ne paye pas d’impôts, coup de bol, juste sous le barème. Mais les autres, ceux qui en payent, on milite à mort, avec rage décuplée, pour qu’ils crachent toujours davantage au bassinet. Salauds de riches, qui polluent notre espace urbain en allant bosser en bagnole, et nous réveillent dès six heures du matin avec leurs vrombissements. Avec des gens pareils, comment voulez-vous vous concentrer sur la perfection cendrée de votre dernier rêve, celui de l’aube aux mille promesses de douceur ?
La ville, on la voudrait piétonne et silencieuse, avec la piste cyclable comme route enchantée. Petites épiceries véganes, exotiques, thé vert avant la baignade, langues du monde, tout le monde se comprend, comme à la Pentecôte, tout le monde s’aime, personne ne pète les plombs, l’air est pur, juste un zéphyr, pour caresser la peau. La guerre, la paix, les tragédies du monde, la lutte des classes, c’est pour ailleurs, pas pour ici. C’est pour le monde hors du cocon. Hors de la ville. Au-delà de notre Cité du sourire et du silence, une fois franchie la frontière de l’Eden, peut se noircir la nature humaine. Pour ce monde du dehors, celui de Caïn, celui des moteurs et des usines, celui du travail et des grandes fatigues, nul intérêt. Seuls comptent les zones piétonnes, le tracé de lumière des pistes cyclables, les îlots de verdure dans la misère du monde. Sur le chemin qui mène vers la plage.
Pascal Décaillet