Ce qu'il faut récuser, c'est cet étrange statut du journalisme, véhiculé par le corporatisme de cette profession, comme prétendu sanctuaire, inviolable, de la liberté d'expression. Il ne l'est assurément pas. Tant de journaux sont au contraire le lieu de la censure, à commencer par la pire : l'autocensure. S'interdire de traiter ce qui déplaît, ne pas contredire la masse, ne pas irriter la pensée dominante, ne pas froisser ses pairs, craindre ce qui va se dire en débriefing. C'est cela, la plaie mortelle du journalisme d'aujourd'hui : la peur du semblable. On écrit pour ses confrères, sa caste, au lieu de s'adresser au plus grand nombre.
Et puis surtout, les journaux ne sont absolument plus le lieu central de l'expression publique. Ils sont juste les résidus grégaires de ce que les groupes industriels, lâchés par les financiers actionnaires, ont bien voulu laisser, pour occuper les dernières années d'un métier qui, né avec Balzac, se meurt doucement, et rendra l'âme d'ici deux ou trois décennies.
Les lieux d'expression d'aujourd'hui, où sont-ils ? Eh bien ici, pardi, puisque vous avez bien voulu venir y lire ce texte ! Ici, et ailleurs. Sur les blogs, sur les réseaux sociaux, dans la rue. Nous sommes dans une société à peu près libre quant à l'expression (elle pourrait l'être davantage), nous n'avons pas à nous plaindre, nous pouvons nous exprimer, alors allons-y !
Et l'expression libre est tellement sur les réseaux sociaux, elle y éclate avec tant de vie, que les bonnes vieilles rédactions, salariées, des bons vieux journaux, les bonnes vieilles équipes syndicalisées et corporatistes, passent leur temps, l'index pointé vers le ciel, à nous répéter que les réseaux sociaux ne valent rien, ne sont porteurs que d'humeur et pas de réflexion, ne charrient que de l'émotif et nullement de la raison. Bref, ce serait ici la racaille de la pensée, la joyeuse confrérie des Gueux derrière le soupirail, là où eux seraient l'élite du donjon.
Laissons-les ronchonner. Laissons-les soupirer. Laissons-les mépriser. Vivons nos vies. Donnons de la voix, de la plume, chacun d'entre nous, individuellement. Soignons nos textes. Cultivons l'ultime dignité du soupirail : de la tenue, et puis du style.
Pascal Décaillet