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  • "Monopole grotesque" : bravo, Roger Koeppel !

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    Sur le vif - Vendredi 08.01.16 - 10.23h

     

    Mon vivifiant confrère Roger Koeppel, patron de la Weltwoche et nouveau conseiller national, le mieux élu de l’Histoire suisse (18 octobre 2015), a le sens des formules. Invité ce matin à la SSR, qualifiant l’ahurissant projet de société commune de publicité entre la SSR, Swisscom et Ringier, il a tout résumé en deux mots : « monopole grotesque ».

     

    Pourquoi faut-il un invité zurichois, germanophone, pour venir enfin nous dire ce que tant de gens pensent de cet inimaginable scandale que nous annonçaient en août dernier, goguenards et des pépites plein les mirettes, les trois larrons ? Certes, la COMCO (Commission de la Concurrence) est sur le coup, elle a d’ailleurs signifié en décembre à la SSR, via l’OFCOM (Office fédéral de la Communication) une mesure provisionnelle lui interdisant, pour le moment, de se positionner sur ce marché. On en saura plus au terme de la procédure de surveillance, d’ici au 31 mars.

     

    Mais tout de même ! L’idée est toujours dans l’air. Le projet est bien là. Les lobbyistes s’activent pour neutraliser les résistances : à côté de leur fureur à s’infiltrer partout, même les représentants des caisses-maladie, à Berne, passent pour des apprentis un peu mous. L’idée est dans l’air, et c’est cette idée même qui constitue un scandale. Déjà financée par l’apport massif d’une redevance de plus en plus sous le feu de la critique, la SSR se comporte avec les méthodes les plus offensives et les plus discutables des grands fauves du privé. Bref, elle veut l’argent public et l’argent privé, le beurre, l’argent du beurre, une idylle sur l’Aar avec la crémière, et en plus la bénédiction des belles âmes, au nom du « service public » !

     

    SSR, OFCOM, COMCO. Il serait bien naïf de considérer ces trois entités comme parfaitement étanches l’une par rapport à l’autre. Statutairement, elles le sont. Dans les faits, la SSR a largement les moyens, et elle ne s’en prive pas, de déployer son lobbying pour infiltrer son organe de tutelle confédérale, et tenter de persuader une autorité indépendante du bienfondé sanctifiant de sa mission. Dans ces démarches, il n’y a certes rien d’illégal. On notera simplement que toute entreprise de médias, en Suisse, n’a pas nécessairement des milliers d’heures à sa disposition pour activer, à Berne, sa diplomatie économique. Pour ma part, patron d’une toute petite entreprise dans le domaine des médias, je ne dispose pas de ce temps-là. Et je doute que mes amis des médias audiovisuels privés puissent se payer le luxe d’un tel lobbying.

     

    Surtout, il y a le fond, tellement énorme qu’on se demande pourquoi la COMCO a encore besoin de tant de semaines pour sa décision définitive : depuis Jean-Pascal Delamuraz, on ne cesse (à juste titre) de nous tenir le discours de la décartellisation. Et voilà justement que par une construction particulièrement fumeuse, on nous prépare le plus ahurissant cartel d’intérêts de l’après-guerre. Entre le premier opérateur de téléphonie en Suisse, le premier groupe privé de presse écrite, et le Mammouth subventionné de l’audiovisuel. Le vrai scandale, c’est que la COMCO se soit contentée d’une mesure provisionnelle, alors qu’on attend d’elle une décision claire, celle d’un non à ce consortium d’intérêts financiers.

     

    « Monopole grotesque » : les mots de Roger Koeppel, ce matin chez mon confrère Simon Matthey-Doret, étaient parfaitement exacts. On aimerait que notre classe politique romande use de la même précision, avec le même courage. On le souhaite. Rêver, en Suisse, n’est encore interdit ni par l’OFCOM, ni par la COMCO.

     

    Pascal Décaillet

     

     

  • Angela Merkel, Année Zéro

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    Sur le vif - 07.01.16 - 15.33h

     

    Les récents événements, à Cologne, vont avoir l'effet d'un brasier. Ils sont la cause directe contribuant à pulvériser définitivement un mythe que nous brandit, depuis des décennies, une certaine gauche libertaire, objectivement alliée à la frange la plus ultra-libérale du patronat : la sanctification de l'altérité. Au nom de l'ouverture des frontières.

     

    Comme si "l'Autre" était par nature salvateur. Et comme si le contraire de l'Autre, donc nous-mêmes, ce que nous sommes, ce que nous avons forgé ensemble comme identité commune, comme communauté de valeurs (Gemeinschaft), pendant des siècles, était par nature suspect. Comme si nous devions nous méfier de nous-mêmes, en absolue priorité, avant que d'oser le moindre jugement sur l'Autre.

     

    Ce mythe, aujourd'hui, vole en éclats. Les beaux discours d'une certaine gauche libertaire, du reste associée aux plus ultras des libéraux libre-échangistes, cette rhétorique de l'exaltation du métissage et du "vivre ensemble", ne passe plus.

     

    Face au destin allemand, dont elle a la charge, face au continent européen, auquel elle adore, comme aux temps du Saint Empire, donner des leçons, Mme Merkel a échoué. Elle n'a pas su contenir l'incroyable flux de "migrants" de ces derniers mois. Elle a même, dans un premier temps, pour plaire à l'aile la plus libérale de son grand patronat, sanctifié à son tour cette altérité, qu'elle décrivait comme providentielle. Heureusement, le Ministre-Président de Bavière, le Land le plus exposé à l'afflux massif, l'excellent Horst Seehofer, lui a signifié la déraison de sa posture. Mais il était déjà bien tard.

     

    Mme Merkel, Chancelière d'Allemagne fédérale, a échoué, dans le discours comme dans les actes, face à la crise la plus importante que doit affronter son pays depuis 1945, Année Zéro, année la plus noire de l'Histoire allemande depuis la fin de la Guerre de Trente Ans (1648). Son crédit en sort très entamé. Saura-t-elle en tirer les conséquences ?

     

    En comparaison de cette gravissime sous-estimation, l'affaire Guillaume, qui avait coûté son poste, le 7 mai 1974, à Willy Brandt, apparaît, malgré son fumet populaire de roman d'espionnage, porté en apothéose en pleine Guerre froide, comme bien mineure.

     

    Pascal Décaillet

     

     

  • Pierre Boulez : la mathématique et la grâce

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    Sur le vif - Mercredi 06.01.16 - 18.38h

     

    Comme pas mal de monde, je crois, c’est par sa direction d’orchestre dans l’œuvre de Richard Wagner, notamment la Walkyrie, que j’ai fait musicalement, il y a longtemps, avec un rare saisissement, la connaissance de Pierre Boulez. Je n’ai pas vu sur place, hélas, sa Tétralogie à Bayreuth, sur la mise en scène de Patrice Chéreau, dès1976. Mais je sais une chose : Chéreau, Boulez, ces deux noms nous feront rêver, nous et nos descendants, pour des siècles et des siècles. Ils ont marqué le vingtième siècle. Créateurs, initiateurs, visionnaires. Associés pour porter Wagner, ils sont allés si loin dans la compréhension de cet œuvre unique, incomparable.

     

    La puissance de Boulez (1925-2016) dans l’Histoire musicale du vingtième siècle, c’est d’avoir été à la fois un grand compositeur et un grand chef d’orchestre, reconnu de Cleveland à New York, en passant par l’Orchestre symphonique de la BBC. Cette double faculté, si rare, justement en un siècle qui, à première vue et d’ailleurs à tort, semble celui de la séparation entre la fonction de créer une œuvre, et celle de la diriger. La vérité, c’est que les créateurs ont presque toujours dirigé leurs œuvres, mais que le vingtième aura été, par le génie de la technique et la popularité de la diffusion, le siècle de quelques dieux de la baguette qui, de Toscanini à Abbado, en passant par Furtwängler et Karajan, n’étaient pas (ou très peu) des compositeurs. Cette scission, que d’aucuns auraient pu croire inéluctable, Boulez, purement et simplement, par l’œuvre de sa vie, l’abolit.

     

    Toute sa vie, Boulez, comme Stockhausen, comme Webern, comme Ligeti, comme Messiaen son aîné, aura relevé le défi de composer au vingtième siècle ! Grâce à eux, grâce à ces noms-là, et tant d’autres (Schönberg, Alban Berg, etc.), le vingtième demeurera, pour toujours, dans la musique qu’il est convenu d’appeler « classique », un siècle de de création, de novation, de percées, de découvertes. Au 22ème, au 23ème siècle, les œuvres de ces artistes-là seront considérées comme « classiques ». On les écoutera peut-être comme aujourd’hui, on écoute du baroque.

     

    Un peu trop vite, on a dit de ces gens qu’ils composaient de la « musique contemporaine ». Mais enfin, toute musique est contemporaine ! Beethoven, lorsqu’il offre au public si averti de Vienne, dans ses ultimes années, ses sublimes et derniers Quatuors, jugés dissonants par la critique, que diable commet-il d’autre que de la « musique contemporaine » ? Le jazz, le rock ne sont-ils pas éminemment « contemporains » ? Brahms, lorsqu’il présente au Gewandhaus de Leipzig, le 18 février 1869, la Première intégrale d’un Requiem qu’il qualifie « d’allemand », parce que la musique n’est plus chantée en latin, mais dans la traduction de la Bible en allemand par Luther, tout cela à trois ans de l’Unité allemande, ne nous propose-t-il pas l’un des actes les plus « contemporains » de l’Histoire musicale ?

     

    La singularité de Boulez n’est pas d’avoir composé de la musique « contemporaine ». Mais d’avoir composé de la musique tout court, dans un domaine réputé (totalement à tort) comme condamné à l’assèchement, après les grandes révolutions du début du vingtième, notamment le dodécaphonisme. Son chemin à lui est d’avoir cherché toute sa vie, je vous renvoie au « sérialisme », ou même à l’utilisation de l’informatique, dont il fut l’un des précurseurs. Cela, tout en dirigeant des œuvres, les siennes ou celles des grands du répertoire : chaque diffusion d’un concert dirigé par Boulez, sur Mezzo, nous permet de mesurer à la fois sa rigueur et sa différence, dans la compréhension d’une œuvre.

     

    A huit ans, Boulez joue Chopin, à 21 (1946), il compose sa première Sonate pour piano. Bachelier à 15 ans, surdoué en maths, physique et chimie, il doit se destiner à une carrière scientifique : la puissance intérieure de sa passion musicale en décide autrement. Cet immense créateur a-t-il choisi son destin, a-t-il « été choisi » ? Regardez-le diriger, ses œuvres ou celles d’un autre, contemplez ce visage qui ne sourit jamais, pénétrez-vous de sa précision, pas seulement celle du Tempo, mais celle de son oreille exceptionnelle, vous y découvriez peut-être une singulière mathématique, d’ombre ou d’éclats de lumière, que seul il sait nous transmettre.

     

    Au-delà de tout cela, il y a le Boulez biographique, ses relations très vite tumultueuses avec Messiaen, avec le pouvoir politique français, avec Malraux, son exil à Baden-Baden (contrairement au Général, il n’y passera pas quelques heures, mais des décennies, et c’est là, du reste, qu’il vient de nous quitter). On notera son retour en grâce dans les années Pompidou, puis l’inauguration de l’IRCAM (Institut de recherche et de coordination acoustique/musique), dessiné par le génial architecte italien Renzo Piano. Aux années de retrait succéderont alors des années de référence, où Boulez apparaîtra comme l’élément central de la création musicale « contemporaine » en France, et bien au-delà.

     

    On mentionnera enfin ses années de complicité avec Jean-Louis Barrault et Patrice Chéreau, autour de l’œuvre d’Alban Berg (Lulu, Wozzeck). On notera ses recherches fondamentales sur le son et la musique (à l’IRCAM). On lira ses écrits. On reprendra ses interviews. On n’en pourra plus de visionner le Ring. On écoutera ses œuvres, sans doute en viendra-t-on, au fil du temps, à les statufier. Sans doute, dans trois siècles, l’étudiera-t-on comme un « classique ». Mais une chose est sûre : en plus d’un grand compositeur et d’un grand chef, c’est une incomparable conscience de la musique qui vient de nous quitter. Comme si cet art, bien au-delà de la seule organisation des sons, relevait d’une totalité invisible, seulement perceptible par fragments. Au-delà de la mathématique nocturne, il y aurait, peut-être, l’irruption de ces éclairs qui nous transforment. En théologie, il paraît que cela s’appelle la grâce. Mais c’est une autre histoire. Ou celle-là, justement. Paix à l’âme de ce créateur.

     

     

    Pascal Décaillet