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  • Migrants en Allemagne : rien à voir avec 1945

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    * Réflexions sur l'état des migrations en Allemagne - Dimanche 24.01.16 - 17.47h

     

    En ouvrant tout grands les bras aux migrants, avant de se rétracter, puis de changer à nouveau d’avis, donnant ainsi l’impression de naviguer à vue, Angela Merkel a commis l’automne dernier une faute politique. Face à un afflux massif sur le flanc Sud-Est des Allemagnes, il a fallu, à plusieurs reprises, que l’excellent Ministre-Président de Bavière, Horst Seehofer (CSU), donne de la voix pour ramener la Chancelière à la raison. La Bavière, premier Land à encaisser le choc : la frontière sud-orientale, c’est elle, justement.

     

    Le 10 septembre dernier, ici même, dans l’épisode no 24 (sur 144) de ma Série Allemagne, je racontais «Le Grand Exil », l’arrivée en 1945, dans une Allemagne détruite et vaincue, de ces millions d’Allemands venus de l’Est, où certains étaient implantés depuis Frédéric II, voire avant. Ces réfugiés n’ont trouvé, en guise de Mère Patrie, qu’un pays dévasté, des villes rasées, une nation vaincue, où tout était à reconstruire. Eh bien ce pays-là, en cendres comme il ne l’avait jamais été depuis la Guerre de Trente Ans (1618-1648), les avait accueillis. Des millions de bouches supplémentaires à nourrir !

     

    J’ai vécu chez l’un d’entre eux, un Allemand de Pologne, qui avait fait la guerre à l’Est, me l’a racontée par le détail, avait juste pu franchir l’Elbe au printemps 1945, échappant aux Soviétiques, mais… tombant aux mains des Américains, qui l’ont quasiment laissé crever de faim dans un camp de prisonniers (cette Histoire-là commence à sortir, il y a tant et tant à dire encore, sur cette période). Cet homme, qui avait combattu les Russes pendant quatre ans, n’éprouvait aucun ressentiment à leur égard, alors qu’il n’appréciait que modérément la présence de l’Oncle Sam en Allemagne.

     

    Alors, beaucoup de gens se disent : « Si une Allemagne totalement détruite a été capable d’accueillir des millions de réfugiés en 1945, une Allemagne en pleine santé, celle d’aujourd’hui, doit bien pouvoir faire de même ». La question est pertinente. Et mérite réponse.

     

    Ce qu’il faut absolument comprendre, c’est que les réfugiés de 1945 sont des Allemands. Qu’ils viennent de Roumanie, de Lituanie ou d’Ukraine, que leurs ancêtres aient émigré dans le dix-huitième siècle du grand roi Frédéric ou même plus tôt, ils sont Allemands. Reconnus comme tels par les Allemands d’Allemagne, même si d’aucuns les prennent de haut, je vous renvoie aux descriptions géniales de Günter Grass, qui sait de quoi il parle. Ils sont Allemands, au même titre que les Français d’Algérie qui remontent vers la Métropole en juillet 1962, sont Français.

     

    Ils sont Allemands, parce que le concept germanique de nationalité, justement mûri au dix-huitième, pensé, théorisé pendant tout le dix-neuvième, fondé sur le droit du sang, établit que la « Gemeinschaft », l’appartenance commune, peut transcender les frontières. D’ailleurs, ces Allemands de 1945, qui refluent de contrées orientales parfois lointaines, parlent allemand.

     

    Cette communauté d’appartenance n’est évidemment pas la marque des migrants actuels. Ils viennent, comme on sait, d’autres contrées. Avec d’autres langues, d’autres traditions, d’autres coutumes, d’autres visions du monde. Leur sort est tragique, c’est certain. Leur souffrance, réelle. Leur besoin d’accueil, indéniable. Leur intégration en Allemagne sera difficile, elle exigera du temps. Ce sera à eux de s’adapter. Certains y parviendront, d’autres non. Il n’est pas du tout certain que le corps social allemand, plus fragile qu’on ne l’imagine, puisse si facilement les assimiler. L’Allemagne est aujourd’hui un pays prospère, mais demain ?

     

    Dès lors, la comparaison avec 1945 ne tient pas. Croire que tout va bien se passer, c’est ne vouloir voir, comme la frange la plus libérale du patronat allemand, que l’aubaine d’une main d’œuvre, pas trop regardante sur les conditions sociales et salariales. Or, justement, le génie du modèle bismarckien, précurseur des contrats collectifs et de nos grandes assurances sociales, c’est une très grande sensibilité aux conditions de travail. L’Allemagne, contrairement à ce qu’on croit, n’est absolument pas un pays de tradition économique libérale. Si ce n’est dans sa composante rhénane, qui est justement sociale.

     

    Surtout, le parallèle avec 1945 évacue totalement la notion de « Gemeinschaft ». Ce mot, tellement important dans la langue allemande (on connaît son opposition avec « Gesellschaft ») nous ramène à l’intimité d’une communauté d’appartenance. Le surgissement d’une altérité numériquement pesante ne va pas de soi en Allemagne, c’est un euphémisme.

     

    Ces éléments-là, Mme Merkel, qui a grandi en DDR, doit bien les avoir en tête. Dès lors, face à l’afflux de migrants, pourquoi cette navigation à vue ? Pourquoi cette absence de cap ? Un jour, elle dit « Bienvenue à tous ! », une semaine après, suite aux appels du Ministre-Président de Bavière, elle se rétracte, puis elle change à nouveau de direction, puis elle gère comme elle peut les événements dramatiques de Cologne. Oui, Berlin manque de cohérence. Oui, l’Allemagne doit impérativement écouter la voix de M. Seehofer, qui appelle à un retour de « l’Obergrenze ». Oui, Berlin doit écouter Munich. Non, la situation n’a rien de comparable avec celle de 1945.

     

     

    Pascal Décaillet

     

     

  • Tournier et l'Allemagne : l'Ombre du Père

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    Sur le vif - Mardi 19.01.16 - 17.24h

     

    Prix Goncourt en 1970 pour un récit qui porte le nom de l’un des poèmes les plus célèbres de Goethe, le Roi des Aulnes (Erlkönig), Michel Tournier est régulièrement mentionné, dans tous les articles écrits sur lui, comme un germaniste, un écrivain habité par l’Allemagne, comme on le disait, par exemple, de Giraudoux. Quel est en réalité son rapport au monde et à la culture germaniques ? Quelle est la place de l’Allemagne dans son œuvre ? Est-elle aussi immense qu’on le prétend ? Vastes questions !

     

    Ouvrons son œuvre. Le grand roman sur fond de mythes germaniques, c’est justement le Roi des Aulnes. Un récit complexe, où l’on pourrait retrouver les traits baroques d’un Günter Grass, qui nous emmène en Prusse Orientale, dans l’ombre de Goering, sur fond de Massacre des Innocents : l’image de l’Allemagne y est tout aussi pesante, menaçante, que fascinante, transfigurée par un style éclatant. D’un bout à l’autre, le récit porte la marque de fabrique de Tournier : l’exceptionnelle précision de sa documentation, comme dans la première page de « Vendredi ».

     

    Tournier, dans un entretien avec Pivot, en son Presbytère, nous raconte précisément qu’il ne connaissait pas davantage la marine à voile de l’époque de Robinson que la Prusse Orientale, enjeu mythique de la formation des Allemagnes. Mais, tel Flaubert se rendant à Carthage pour préparer son Salammbô, tel Zola descendant dans la mine pour écrire Germinal, il fait son boulot : il se documente. Il le fait à merveille.

     

    Dans la question de son rapport à l’Allemagne, il nous faut distinguer le Tournier biographique du Tournier auteur. Le premier, assurément, voit son destin, tout jeune, marqué du sceau de la chose germanique. Et pas dans n’importe quelle période : le nazisme ! Sur deux millénaires d’Histoire allemande, allez disons un demi-millénaire depuis la traduction de la Bible par Luther, il a fallu que l’adolescent Tournier aille en Allemagne pendant la courte période (douze ans) du Troisième Reich. Ses deux parents sont germanistes, la famille fréquente ce pays en 1935, 36 et 37, âge d’or du nazisme ascendant. Celui des défilés aux flambeaux, de l’esthétisme des masses en action. Il ne l’oubliera pas.

     

    Mais il y a mieux : celui qui veut devenir philosophe, et non écrivain, s’en va faire ses études, à 21 ans, à Tübingen, la ville de Hölderlin (et de Hegel), pour quatre ans, à partir de…1946 ! Vous imaginez à quel immense champ de ruines pouvait ressembler l’Allemagne, un an après l’Année Zéro ? On sait que le jeune homme sera (comme Giraudoux) recalé à l’agrégation, et on se dit que l’on doit sans doute beaucoup à ses examinateurs de l’époque : accepté, il serait peut-être devenu prof de philo dans un lycée, et n’aurait, qui sait, jamais écrit !

     

    Les livres où Tournier nous parle d’Allemagne ne sont pas si nombreux. C’est comme si l’homme, laissant lentement le sujet parvenir à maturation, avait tout concentré dans le Roi des Aulnes. Et celui qui veut écrire une thèse sur son rapport au monde germanique, c’est ce livre-là, en priorité, qu’il doit interroger. Par son aspect de conte, la présence de l’Ogre, le rôle de la forêt et des marais, quelque chose de monstrueux qui pourrait surgir des Frères Grimm, de Grass, de Grimmelshausen. C’est une vision de la littérature allemande. Une, seulement. C’est peu dire qu’elle est partielle. Et ne saurait en aucun cas résumer à elle seule l’univers des Lettres germaniques, depuis Luther.

     

    Alors, sur la question de Tournier et des Allemagnes, on se prend à rêver. On eût aimé qu’une plume aussi géniale fût aussi trempée, par les aléas de l’Histoire, dans un autre univers de références : entre Aufklärung, Sturm und Drang, Romantisme, romans réalistes contemporains de Flaubert (Fontane), expressionnisme littéraire. Oui, de la Prague de Kafka à l’Autriche-Hongrie de Musil, en passant par la Montagne de Thomas Mann, le théâtre de Brecht et celui d’Heiner Müller, la relecture des Grecs par Hölderlin ou Christa Wolf, on aurait aimé que toute l’éblouissante moisson du champ littéraire allemand soit transfiguré par un Tournier, dans un langage aussi capteur et saisissant que celui de son Roi des Aulnes, en 1970.

     

    Et si l’ombre de l’Allemagne, chez ce romancier de génie de la langue française, n’était autre que l’ombre du père ? Celui, biographique, de Tournier ? Ou peut-être celui du poème de Goethe, oui celui qui porte l’enfant, dans la forêt hantée ?

     

    Pascal Décaillet

     

  • Jean-Noël Rey : l'intelligence et le coeur

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    Sur le vif - Dimanche 17.01.16 - 17.24h

     

    Un grand commis de l’Etat, un politicien d’une redoutable habileté, une intelligence sur les choses de la Cité, mais aussi un homme de cœur, qui n’a jamais oublié les fondamentaux de son parti, tel était Jean-Noël Rey (1949-2016), sauvagement assassiné à Ouagadougou, ce samedi 16 janvier, lors des attaques terroristes sur le Burkina. Il était en compagnie d’un autre homme de cœur et d’engagement, son camarade de parti Georgie Lamon, 81 ans, ancien député : les deux hommes ont perdu la vie alors qu’ils étaient venus soutenir, en Afrique, un projet humanitaire.

     

    Jean-Noël Rey était, dans l’espace politique suisse, un personnage hors normes. Tant d’anecdotes, vécues avec lui, à l’époque de la RSR, mais aussi à celle de GAC, puisqu’il était venu sur notre plateau en novembre 2006, alors qu’il sortait un livre. Nous avions passé un bout de soirée ensemble, et comme toujours je lui avais demandé de nous raconter la mythique « Nuit des longs couteaux » du 6 au 7 décembre 1983, préparant l’élection d’Otto Stich, alors que nous attendions tous, comme première femme au Conseil fédéral, la Zurichoise Lilian Uchtenhagen. L’artisan, en coulisses, de ce coup de théâtre, c’était Jean-Noël Rey, secrétaire du Groupe socialiste aux Chambres fédérales. L’habileté, en politique, est une vertu.

     

    La suite, ce sont les années comme conseiller personnel d’Otto Stich, ministre des Finances, puis la succession de Jean Clivaz aux PTT, et bien sûr son travail comme réformateur de la Poste, qu’il fait entrer dans le monde du marché libéralisé. Il sera plus tard conseiller national, de 2003 à 2007. Il était, depuis quelques années, le président de la Chambre de Commerce franco-suisse. Un socialiste pragmatique. Peut-être un social-démocrate. Assurément un gestionnaire. Mais qui est toujours resté un homme de cœur, attaché à la solidarité sociale, et aux grands principes de mutualité, de redistribution, qui font de notre pays une petite fleur fragile, où les équilibres sont rois.

     

    En apprenant hier la tragique nouvelle, j’ai été comme envahi d’anecdotes, vécues avec ce remarquable tacticien, jamais plus séduisant qu’autour d’un verre, lorsqu’il voulait bien, entre deux sourires de silence, évoquer les coulisses de la chose politique. En 2000, avec mes confrères de la RSR, Simon Matthey-Doret et Fabrice Junod, lors d’une autre « Nuit des longs couteaux », celle de la succession Ogi, la nuit du 5 au 6 décembre, soit juste dix-sept ans après l’affaire Stich / Uchtenhagen, nous vivons en direct à l’antenne, dans la soirée, au premier étage du Café fédéral, la narration du coup de l’époque, par son auteur. Inoubliable moment, dans cette verve qui ne peut être que valaisanne, où les choses les plus précises sont signifiées sans être dites, où le silence est roi, où la complicité furtive d’un regard remplace toutes les démonstrations.

     

    Peu après, grand débat de Forum, en direct de Sierre, pour les élections cantonales valaisannes du 4 mars 2001. Nous faisons l’émission, puis… nous allons prendre un peu la température, dans les bistrots. Un Monsieur vient vers moi, air de mystère, œil pétillant, il me dit : « Accepteriez-vous de me suivre, pas loin d’ici, quelqu’un désire vous parler ». On se déplace, avec l’équipe, enivrés par le parfum d’aventure, on nous fait descendre dans une cave privée, absolument somptueuse. Attablé devant son verre de blanc, un certain… Jean-Noël Rey ! Fabuleux moment partagé, jusqu’à des heures plutôt pâles, il y avait de la chaleur, de la malice, de l’allusion : la politique comme seul le Valais nous la concocte. Le retour au bercail fut d’une facilité moyenne.

     

    Chez Jean-Noël Rey, le démon politique était toujours en éveil. Un rien l’aiguisait. Mais aussi, la conviction. Les valeurs. Celles, par exemple, qui l’ont amené à Ouagadougou, à la rencontre de l’insupportable. A la famille de cet homme précieux, comme à celle de M. Lamon, j’adresse ma profonde sympathie. Respect à leur mémoire, à la trace qu’ils laisseront. Bien au-delà du Valais, ils ont déjà valeur d’exemple.

     


    Pascal Décaillet