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  • Savoir perdre : l'honneur de la démocratie

     

    Sur le vif - Dimanche 09.06.13 - 16.14h

     

    La Suisse est une démocratie, l’une des plus accomplies du monde. Régulièrement, le corps des citoyens, qu’on appelle « peuple », est consulté, et c’est lui, non qui a raison, mais qui a le dernier mot : le peuple décide, il est le souverain. La moindre des choses, si on se dit démocrate, est d’accepter cette décision. On peut la regretter, bien sûr, enrager, maudire intérieurement l’univers, se jurer qu’on reviendra à la charge d’ici quelques années, chacun gère comme il peut le flux interne de ses humeurs, les torrents de lave qui le traversent. Tout cela, oui. Mais la décision, il faut l’accepter.

     

    Insupportables sont donc les mauvais perdants. Dans une démocratie comme la Suisse, nous votons sur plusieurs objets en même temps, et chacun de nous, chaque citoyen, à moins d’avoir un bol incroyable ou de s’aligner par instinct sur les majorités flairées, se retrouve un peu perdant, un peu gagnant, Jean qui rit, Jean qui pleure. C’est ainsi. Et c’est même sur la distribution de ces mélanges que se construit la richesse de nos équilibres confédéraux. J’étais pour la révision du droit d’asile, et pour l’élection par le peuple : eh bien, me voilà moitié gagnant, moitié perdant. Je n’accuse personne d’avoir mal voté, ni d’avoir mal compris l’enjeu. J’accepte.

     

    En Suisse, personne n’humilie personne. Regardez la France : si Giscard passe en 1974, les mitterrandiens en prennent pour sept ans. Que Mitterrand l’emporte en 1981, les giscardiens pleurent pour sept ans. Tout blanc, tout noir. Vainqueur, vaincu. Chez nous, la complexité du pays, avec 26 cantons, une démocratie directe venant régulièrement corriger des décisions des corps intermédiaires, la distribution des succès et des échecs et infiniment plus subtile.

     

    J’invite tous ceux, notamment à gauche, qui proclament cet après-midi leur « honte d’être Suisses » à se montrer un peu meilleurs joueurs, s’interroger sur les raisons du raz-de-marée en faveur de la révision du droit d’asile, cesser de parler de débat tronqué, d’enjeux mal posés, lorsque ce se sont pas des références totalement hors de propos aux années trente ou quarante. Savoir perdre est l’un des actes majeurs de la liturgie démocratique.

     

    Pascal Décaillet

     

  • Pierre Mauroy, passion française

     

    Sur le vif - Vendredi 07.06.13 - 18.26h

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    Bien qu’ayant eu l’honneur d’approcher et d’interviewer la plupart des grands leaders historiques de la gauche française, je n’ai, de ma vie, jamais rencontré Pierre Mauroy. Mais la nouvelle de sa mort, ce matin, m’a fait un choc. Parce que c’était un homme d’Etat, mais aussi un militant exceptionnel, un socialiste surgi de la grande famille du Nord, cette Flandre catholique et rugueuse tout à la fois, ouvrière, joviale, festive, fraternelle. Succédant à Augustin Laurent à la Mairie de Lille, en 1973, il commence par parler du beffroi, rappelle les cortèges et les fanfares de son enfance, ancre son destin dans les contours d’un tableau. Entré en socialisme comme en religion, aimait-il à rappeler, c’était en 1945, son adhésion aux Jeunesses, dans le culte de Léo Lagrange, qui avait été un mythique ministre du Front populaire, en 1936.

     

    J’ai toujours éprouvé pour Mauroy un total respect. Il y a quelque chose de Jaurès dans cette Fédération socialiste du Nord, comme dans celle des Bouches-du-Rhône, et bien sûr dans les sections du sud-ouest, du côté de Toulouse. Il y a cette gauche du travail, de la très longue conquête des acquis sociaux, cette gauche réaliste, tenace, qui ne se gargarise pas de mots, comme nos bourgeois libertaires urbains, mais construit sa lutte sur le temps des générations. Comme on érige une cathédrale. Mauroy, Flandre de ces flèches en élévation vers le ciel, pays d’images pieuses, quelque folie d’Espagne dans la raideur du quotidien, rêves de fraternité. Je ne puis penser à Mauroy sans songer à Léon XIII et sa Doctrine sociale, qui eut certes d’autres épigones dans l’Histoire politique française, mais traça, véritablement, son Sillon. Son socialisme à lui n’en était au fond pas si éloigné.

     

    Mauroy, ma jeunesse. Fervent partisan de l’élection de François Mitterrand le 10 mai 1981, entre autres par rejet viscéral de l’orléanisme giscardien, j’avais poussé un ouf de soulagement en apercevant ce Premier Ministre-là, le jour de l’intronisation, dans la voiture du Président. Mitterrand, prince de l’ambigu, socialiste depuis seulement dix ans (Epinay, juin 1971), avait eu l’intelligence de compenser l’insaisissable de son propre personnage par le choix, à Matignon, d’un roc inébranlable du socialisme. Dire que les deux hommes étaient complémentaires relève de l’euphémisme. Et pourtant, de nombreux traits communs : l’un et l’autre issus d’une famille nombreuse, marqués par le catholicisme (des Charentes ou du Nord), attachement intransigeant à la patrie. Car Mauroy, l’homme de la SFIO, chantait la Marseillaise autant que l’Internationale. Ces deux hommes-là aimaient la France, l’ont servie avec passion.

     

    Ne nous attardons pas sur les différences. Entré gamin à la SFIO, Mauroy n’aura été, toute sa vie, que l’homme d’un seul parti. Pendant qu’il arpentait les kermesses socialistes de son enfance, l’autre, le futur président, frayait encore avec la droite de la droite intellectuelle et catholique de l’avant-guerre, laquelle ne manquait d’ailleurs ni d’allure, ni de panache. Ce qui est fou, c’est que les deux destins se sont rencontrés, un jour de la campagne présidentielle de 1965, où Mauroy avait accueilli à Lille celui qui, à 49 ans, avait osé défier le général de Gaulle. Un pacte, là, s’était scellé, qui durera trois décennies. On sait que Mauroy est l’un des hommes d’Epinay, le congrès de la prise de contrôle de l’appareil socialiste, en juin 1971, par un François Mitterrand qui n’était même pas membre du parti en arrivant à l’assemblée !

     

    Le reste ? Le reste, c’est l’Histoire. Trois ans Premier ministre, les années des grandes réformes, mais aussi celles qui coûtent cher. 28 ans Maire de Lille. Député sénateur, enfin tout : Mauroy, comme Defferre, Chaban, comme naguère Herriot, fait partie de ces figures qui, à force, finissent par incarner la République à mesure qu’ils la servent. L’engagement de toute une vie. Entré en politique comme en religion. Ajoutant ses pierres à lui à l’édification de la cathédrale. Conscient du temps qui passe et de la fragilité de toute chose. Il faut réécouter sa passation de témoin à Martine Aubry, lorsqu’il lui remet en 2001 les clefs de la Ville de Lille : il cite Apollinaire, et c’est poignant.

     

    La France perd un grand serviteur de l’Etat. Les années Mitterrand, c’était lui. Avant qu’elles ne devinssent affairistes, ravalées à la servitude de l’Argent. Pierre Mauroy a servi le socialisme, et il a aussi servi la France. Figure militante. Mais aussi stature du siècle. Dans le pays, dans le tableau, quelque part à l’ombre du beffroi, il a sa place. Celle d’un homme d’honneur et d’engagement. Fidèle. Infatigable.

     

    Pascal Décaillet

     

  • L'herbe sur les tas de foin

     

    Chronique publiée dans le Nouvelliste - Vendredi 07.06.13


     
    Ici, mes ultimes salves dans un combat que je mène depuis 25 ans, et que je sais perdu d’avance : mes compatriotes, ce dimanche 9 juin, voteront contre l’élection du Conseil fédéral par le peuple, et j’accepterai bien sûr cette décision. Au rythme où l’objet revient sur le tapis (1900, 1942, 2013), je ne me fais aucune illusion : de mon vivant, je ne connaîtrai pas cette réforme. Même pas sûr que mes filles (21 et 18 ans) la voient venir. Disons que les choses ne sont pas mûres, pour peu qu’elles le deviennent jamais.


     
    En ces derniers jours de campagne, je dirai d’abord ma colère. Non contre les opposants, qui ont fait leur job, mais contre les partisans, qui eux ne l’ont pas fait. A part votre serviteur, qui s’est fendu d’un nombre incalculable de chroniques et d’éditos, jusqu’à tenter de convaincre ses amis tessinois en une du Giornale del Popolo, à part deux ou trois francs-tireurs, ils étaient où, les partisans du oui, dans cette campagne ? Vous en avez beaucoup croisés, sur votre chemin ? A commencer par l’UDC, qui n’a tout simplement pas fait son boulot. C’est tout de même incroyable : l’initiative vient de ses rangs, on s’attend dans ces cas-là à la grosse artillerie, orgues de Staline, fusées éclairantes. Au lieu de tout cela, nada. Au repos, les gaillards ! Ils faisaient quoi, les fiers enfants du parti du peuple, pendant la campagne ? Ils fumaient de l’herbe sur des tas de foin, en attendant que la pluie cesse ?


     
    Dès lors, deux possibilités. Ou bien ce parti n’est plus capable de donner de puissantes impulsions dans les grands enjeux de démocratie directe qu’il suscite lui-même. Dans ce cas-là, c’est l’amorce d’une décrue. Ou bien, les quelques  têtes pensantes zurichoises n’ont pas jugé bon de se battre, parce qu’ils n’y croyaient plus. Dans les deux cas, le signal n’est pas bon. Et va restituer quelques ailes aux installés de la démocratie intermédiaire, ceux qui ont tenté de nous sacraliser l’Assemblée fédérale comme seul Conclave digne de ce nom. Ceux qui auront réussi à nous faire croire que 246 grands électeurs valaient mieux que quatre millions, jaillis du tellurisme profond de notre pays. Ceux qui ont tenté de nous faire oublier les combinazione des nuits des longs couteaux, les erreurs stratégiques de certains choix : prendre Alain Berset plutôt que Pierre-Yves Maillard, Johann Schneider-Ammann plutôt que Karin Keller-Sutter, bref surtout pas une sale tronche, un cochon de caractère qui pourrait résister au Parlement. Nous sommes sous la Quatrième République, la Suisse est un régime exagérément parlementaire, tout cela sera confirmé et prolongé dimanche, c’est triste, mais c’est ainsi.


     
    Reste que, dimanche soir, rien ne sera réglé. Les partisans du suffrage indirect auront gagné. Mais nous aurons toujours un Conseil fédéral aussi faible, aussi peu taillé pour la tempête. Sans doute est-ce là la volonté des Suisses. Jusqu’au jour où la tourmente aura commencé à nous emporter.


     
    Pascal Décaillet