Sur le vif - Jeudi 11.01.24 - 10.45h
Je ne dis jamais "Occident". Mes pensées, mes passions, mes voyages, mes reportages, ont infiniment plus été tournés vers les saveurs complexes de l'Orient que, par exemple, vers le monde atlantiste. Innombrables furent mes voyages en Grèce, dans les Balkans, au Proche-Orient, en Afrique du Nord. Je suis fils de Rome, d'Athènes et de Jérusalem, de Salonique, de Beyrouth, de Damas, d'Alexandrie.
Et même l'Allemagne, le pays où j'ai le plus vécu après la Suisse, ma fascination pour sa partie orientale, la DDR, ainsi qu'on l'appelait de 1949 à 1989, est autrement plus profonde que pour le système capitaliste pro-américain de l'Ouest. C'est pourquoi j'ai tant aimé Willy Brandt, cette Ostpolitik (entre 69 et 74) qui relançait les Allemagnes dans leur tropisme vers l'Est, Drang nach Osten.
Les gens qui, aujourd'hui, notamment du côté de la droite libérale, nous cassent les oreilles avec le mot "Occident", le plus souvent pour dire qu'il serait en péril de mort, ne sont pas de ma famille de pensée. Je les lis avec intérêt, mais ne partage ni leur diagnostic, ni leurs conclusions.
Je me sens chez moi à Genève, c'est ma ville. Je me sens chez moi à Hambourg, par ce miracle de l'Elbe prête à s'offrir à la mer du Nord. Je me sens chez moi à Rome. Je me sens chez moi à Jérusalem, dans les rues si étroites de la Vieille Ville, entre synagogues, mosquées, monastères coptes, syriaques ou arméniens. Je me sens chez moi dans n'importe quelle friche industrielle de l'ex-DDR. Je me sens chez moi à Nuremberg, face à une gravure de Dürer. Je me sens chez moi en Saxe ou en Thuringe, lorsqu'on y joue Bach. Je me sens chez moi à Francfort-sur-l'Oder, frontière polonaise, parce que j'aime le bord de ce fleuve. Et le souvenir de la jeunesse de Kleist. Je me sens chez moi dans le Mecklenburg-Vorpommern, dans ces immensités vertes qui sont promesses de Baltique.
Face à ces repères-là, qui sont mentaux, puissamment affectifs, la simple délimitation d'un "Occident", qu'on opposerait à "l'Orient", me semble d'une géométrie glaciale, blafarde comme ce que les Lumières ont donné de pire : la négation des âmes, dans leurs tortueuses racines, parfois si magnifiquement ténébreuses.
Pascal Décaillet