L’Histoire allemande en 144 tableaux – No 21 – Après-demain, dimanche 6 septembre, le mythique Franz Josef Strauss aurait eu cent ans. Portrait d’un homme d’exception, un tempérament, mais aussi un grand politique.
C’était un homme extraordinaire. Un combattant, comme on n’en a jamais vu. Un taureau, c’était d’ailleurs son surnom. J’ai eu l’occasion, dans ma vie, de réaliser en 1999 une longue interview d’Helmut Schmidt, à Hambourg ; j’ai plusieurs fois rencontré Hans-Dietrich Genscher, mais n’ai hélas jamais eu l’occasion d’approcher, même dans un meeting, le Taureau de Bavière, Franz Josef Strauss. Prénom d’empereur, nom mythique de musicien : le tout résonne comme un blason sonore de Bavière et de Saint-Empire, syllabes qui surgissent de ces Allemagnes du Sud, catholiques, fières, festives, rugissantes, tellement loin de la Prusse, du Holstein réformé, de la Hanse de briques rouges, de cette autre Allemagne, celle de Willy Brandt et d’Helmut Schmidt.
De son vivant, je ne partageais pas les idées de Strauss. L’homme que j’admirais, intensément, c’était Willy Brandt, son Ostpolitik, sa génuflexion de Varsovie (1970), toutes choses que l’impétueux Bavarois détestait. Strauss, je ne l’ai jamais vu, mais je crois bien que j’ai visionné tous ses discours : c’était un orateur d’exception. Belle voix, belle langue allemande, classique, pas trop marquée par l’accent bavarois, phrases courtes, décochées comme des flèches dans le cœur du public, colères, sueur, beaucoup d’humour. Avec lui, on ne s’ennuyait jamais.
Sa vie ? Celle d’un Bavarois, né sous Guillaume II, mort sous Helmut Kohl. Né en pleine Grande Guerre (1915), mort d’une crise cardiaque (1988), un an avant la chute du Mur. Il a trois ans, quatre ans, lors de cette incroyable année, 1918-1919, où la Bavière, au sortir de la Guerre, dans une Allemagne en pleine Révolution (9 novembre 1918), oscille entre la République des Conseils et les communistes, entre corps francs et spartakistes : pour saisir cette époque, lire Döblin, « November 1918 », nous y reviendrons largement.
Il passe son Abitur (Maturité) en 1935, étudie latin, grec et Histoire à l’Université, se destine à l’enseignement, carrière interrompue par la guerre, il sert dans la Campagne de France, celle de Russie, dans l’artillerie, finit officier politique, mais 1945 arrive, tout s’écroule.
Et justement, tout recommence. Il participe dès 1946 à la création de la CSU, l’Union Chrétienne-Sociale en Bavière, parti qui n’existe que dans ce Land, tellement différent du reste des Allemagnes, tellement fier de sa singularité, de son catholicisme, de ses racines, de ses traditions. La Bavière, c’est l’Allemagne du Sud, souriante, joviale, baroque, elle sent la bière et la Contre-Réforme, elle respire la musique. De Munich, par beau temps, on voit les Alpes. De Berlin, ancien marécage au milieu de la grande plaine, on ne voit rien.
Franz Josef Strauss, c’est l’exceptionnelle conjugaison de deux carrières : l’une au niveau allemand, l’autre à celui de la Bavière. Dans le premier, il sera un important ministre. Dans le second, il deviendra un mythe vivant, le Bavarois devant le monde, celui qui incarne les valeurs profondes, les joies, les colères de son Land, qui était encore officiellement Royaume au moment de sa naissance. Aucun homme politique allemand de l’après-guerre n’a su, à ce point, incorporer – jusqu’à l’identification, l’incarnation – l’âme de sa région d’origine. Le Bavarois du vingtième siècle, et peut-être le Bavarois devant l’Histoire, c’est Strauss.
Ministre fédéral, il l’est dès 1953, occupant de 1956 à 1962 le portefeuille de la Défense (pas facile, à onze ans seulement de la défaite), et de 1966 à 1969 (sous la Grande Coalition de Kiesinger, Willy Brandt étant aux Affaires étrangères), celui des Finances. Il y excellera, aux côtés de Kurt Schiller à l’Economie : il est vrai qu’on est en plein miracle allemand, les ombres de la guerre s’éloignent, l’industrie renaît, le pays est reconstruit, toujours nain politique, mais géant économique. A la Défense, auparavant, il avait dû essuyer l’Affaire du Spiegel (1962), qui nous vaudra, dans cette Série, un épisode en soi.
Mais surtout, le Strauss dont l’image fera le tour de l’univers, c’est, de 1978 à 1988, le Ministre-Président, donc le chef du gouvernement régional, de la Bavière. Elu, réélu, majorités absolues, mythe vivant, il rencontre les chefs d’Etat de la planète (il avait déjà été le premier Allemand à rencontrer Mao, en 1975), on ne voit, on n’entend que lui. Il ne gouverne pas la Bavière : il EST la Bavière. Sa fille raconte, dans une interview que je viens de visionner, que la mort est venue l’attraper alors qu’il se préparait pour la Chasse. Quelques jours plus tard, funérailles nationales. Messe célébrée par le Cardinal Joseph Ratzinger, au milieu des anges baroques et de la Bavière en deuil.
Strauss, c’est la Vieille Bavière, celle d’avant 1918. Royaume devant le monde, avec comme capitale la magnifique Munich. C’est un homme profondément conservateur, catholique, viscéralement anticommuniste (son passage en URSS, au sein des troupes de la Wehrmacht, où il fut témoin, dans les deux sens, des pires horreurs, n’a sans doute pas arrangé les choses). C’est un homme de courage, de loyauté, de bouillonnement, de colères, de séduction des foules. Il n’est pas exclu qu’il puisse présenter l’une ou l’autre similitude avec, chez nous, un certain Christoph Blocher.
Mais Strauss n’aurait jamais légué son nom à l’Histoire s’il s’était contenté d’un rugissant tempérament. En parallèle, il y a l’habileté du politique, l’aptitude au compromis, un réseau de relations jusqu’au cœur vibrant de ses pires adversaires. En cela, toutes proportions gardées, dans un destin certes moins national, il rappelle la très grande ductilité d’un Bismarck. Un exemple de cette intelligence pragmatique : dès sa jeunesse, 31 ans lors de la création de la CSU au milieu d’une Bavière en ruines en 1946, il plaide pour un nouveau parti multiconfessionnel et intégré dans la structure fédérale de la future Allemagne. La sublime singularité de la Bavière monarchiste (encore très présente chez les officiers de l’aristocratie militaire bavaroise, j’ai quelques raisons personnelles de connaître ce dossier, et y reviendrai), c’est derrière, et Strauss le comprend tout de suite.
Et c’est là, je crois, la grandeur politique de cet homme d’exception : immense Bavarois, mais jamais une seule seconde au détriment du destin général de l’Allemagne. Immense Bavarois, immense Allemand. Un cas rare, unique même : jamais il ne place la singularité régionale, que pourtant il incarne jusqu’au tréfonds de l’âme, en opposition avec le devenir fédéral de l’Allemagne. En cela, le Taureau de Bavière est un grand homme lucide, patriote, terriblement habile, avec un réseau personnel redoutable, du Caire à Pékin, en passant par Moscou et la famille royale britannique. En 1980, face à Helmut Schmidt, il avait aspiré à la Chancellerie fédérale. Le Hambourgeois social-démocrate l’avait emporté sur le Munichois chrétien-social. Le choc de deux Allemagnes, entre Hanse et Saint-Empire. Le choc, aussi, de deux grands hommes.
Pascal Décaillet
*** L'Histoire allemande en 144 tableaux, c'est une série non chronologique, revenant sur 144 moments forts entre la traduction de la Bible par Luther (1522-1534) et aujourd'hui.
Prochain épisode - Deutschland über alles : le Chant des Allemands. Histoire d'un hymne national, à travers les régimes et les décennies.