Sur le vif - Mardi 14.07.15 - 17.58h
Champs-Elysées, 14 Juillet. L’armée française qui défile. Temps superbe. Foule heureuse. Comme chaque année, on en a pour ses yeux. Mais cette retransmission télévisée, sur les grandes chaînes françaises, ne se contente pas de ravir le regard. Le spectacle est total : d’abord, par la qualité du défilé lui-même, dûment rodé plusieurs semaines à l’avance, impeccablement chorégraphié ; plus encore, par le travail télévisuel lui-même, avec à l’œuvre de grands professionnels des prises de vue.
Aux côtés des commentateurs, des spécialistes se succèdent. A tout moment, on va dans la foule, prendre la température. Le tout, parsemé de reportages sur les différents corps de troupes en action : on les découvre sur le terrain, là où ils œuvrent, servent la France : l’armée, hors de la parade, nous est montrée dans son utilité existentielle. Spectacle total, oui, parce que tout s’enchaîne, admirablement.
Imaginez, une seule seconde, qu’en Suisse, le Conseil fédéral se mette en tête d’organiser un défilé comprenant l’ensemble des éléments de l’armée, et qu’il soit question d’une retransmission de cet événement sur nos chaînes dites « de service public » ! Vous voyez le tollé ? Les hurlements des antimilitaristes. Tout serait mis en œuvre pour faire pression, et finalement empêcher l’émission d’exister. Elle est pourtant bien brave et bien paisible, notre armée suisse, en comparaison des forces françaises, constamment déployées sur les théâtres d’opérations de la planète.
On nous dira aussi que la superbe retransmission assurée par les chaînes françaises vaut toutes les propagandes pour l’armée : il y a du soleil, de la couleur, du mouvement, une jeunesse magnifique et engagée, des corps de troupes chargés d’Histoire, avec les faits d’armes de la République (depuis 1792) brodés sur leurs fanions, ceux de l’Ancien Régime, ceux de l’Empire, ceux de la Somme et de Verdun, de Valmy et de Jemmapes, de Friedland, Wagram, Austerlitz, Ulm, Iéna, Rivoli, Lodi, Marengo, et tous les autres.
Et c’est là, pour ma part, que je commence à adorer. Le génie du défilé, et aussi celui de l’émission, est de ne surtout pas présenter l’armée française en bloc, mais au contraire régiment par régiment, chacun ayant son commandant, son Histoire, ses morts, ses traditions, sa mémoire, sa contribution dans l’incomparable geste de l’Histoire militaire française, celle de Philippe Auguste, de François 1er, de Vauban, de Louvois, de Maurice de Saxe, des Guerres de la Révolution, des Soldats de l’An II, de tous ces champs de bataille du Consulat et de l’Empire, des conquêtes coloniales, puis des terribles conflits lorsque ces colonies allaient être perdues.
L’Histoire, aussi, de deux Guerres Mondiales. La Première, épouvantable (mille morts par jour, en moyenne, pendant quatre ans). La Seconde, peut-être pire encore, parce qu’elle commence, en mai-juin 1940, après six semaines seulement de combats, par la plus grande défaite morale de l’Histoire de France. Peut-être, d’ailleurs, ne s’en est-elle pas relevée. La guerre, en France, la vraie, a duré du 10 mai au 22 juin 1940, elle s’est terminée par un armistice : la France a perdu. Le reste, c’est une autre Histoire.
Alors, je dis que j’aime, en regardant le défilé, parce que chaque régiment nous est (très intelligemment, de façon documentée, précise, avec les bons interlocuteurs), présenté dans sa perspective diachronique : d’où il vient, par qui il fut fondé, sur quels champ de bataille il a versé son sang, en quels lieux de mémoire on peut honorer ses morts. Ce travail de mise en perspective, de la part de journalistes, avec le concours de spécialistes, ne se contente pas de laisser défiler sous nos yeux un spectacle : il lui donne du sens, une raison d’être, un appel à l’Histoire, une invitation à la mémoire.
En cela, le défilé du 14 Juillet, chaque année mieux présenté, mieux mis en scène, mieux expliqué, s’avère un événement télévisuel de premier plan. Certes, au service des armées. Mais avant tout, dans le grand brassage de la mémoire française, en reconnaissance pour le sang versé, et en communion avec les morts.
Pascal Décaillet