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Gauchebdo : l'exigence du regard

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Sur le vif - Dimanche 12.07.15 - 18.25h

 

Semaine après semaine, de quoi nous parle Gauchebdo ? De politique. De fierté citoyenne. D’hommes et de femmes debout, juste des humains qui veulent vivre. Et puis, d’une façon que j’estime incomparable en Suisse romande (et surtout pas dans les cahiers week-end de nos quotidiens), Gauchebdo nous parle de culture. A des milliers de lieues marines des circuits commerciaux, des automatismes promotionnels, des complaisances, des courbettes. Depuis des années, Gauchebdo, par exemple, nous raconte la Grèce d’aujourd’hui, à travers son cinéma. Qui d’autre, en Suisse romande, le fait ?

 

Il y a, dans la manière de traiter la culture dans cet hebdomadaire, un fumet de résistance. Non parce qu’ils défendraient une culture de gauche contre une culture de droite. Mais parce qu’ils vont chercher des livres, des thèmes historiques, une approche de la musique, de la peinture et du cinéma dont le lecteur a le sentiment qu’ils viennent d’ailleurs. Ils sont pourtant bien de chez nous (ou de Grèce, ou de France, ou d’Allemagne, on d’Italie), ces actes artistiques, mais les grands circuits de diffusion promotionnelle les ignorent. Ce qui surgit d’un autre monde, c’est l’audace de quelques regards, la solide vaillance de quelques plumes.

 

Car enfin, qui d’autre, dans notre bonne presse Ringier ou Tamedia, a consacré une page entière, comme ici la page 5 de Gauchebdo no 28, daté du 10 juillet 2015, à « Sankara, le premier des hommes intègres » ? Oui, Alexander Eniline est allé interroger Bruno Jaffré, le meilleur connaisseur de l’immense dirigeant burkinabé entre 1983 et son assassinat, en 1987. Et cette page 5 de Gauchebdo, il faudrait la distribuer dans les écoles. Pour que les élèves d’ici sachent qui a été Thomas Sankara, quel souffle il a donné à tant d’Africains, de quels espérances il fut le porteur, et comment « on » a mis fin à son passage au pouvoir, alors qu’il n’avait pas encore 38 ans. Voyez, la vertu journalistique dont je parle ici n’est même pas spécialement éditoriale, ni militante, elle n’a le parfum d’encens de nulle sacristie, simplement elle informe, elle présente, elle va nous dénicher des sujets insoupçonnés, incarne des figures, nous en détoure le portrait, donne vie aux disparus. Juste cela. Aimer les livres, aimer l’Histoire, c’est cultiver l’art ancestral de la résurrection.

 

J’aurais pu citer tout autant, dans ce seul numéro 28, l’ouvrage d’Alexandre Elsig sur la « Ligue d’action du bâtiment », évocation passionnante de la Genève syndicale des années Tronchet, dans l’Entre-Deux-Guerres, compte-rendu de Pierre Jeanneret. Ou encore, le papier de Bertrand Tappolet sur Môtiers Art, dont je puis vous dire qu’il relève d’une autre conception de l’écriture, et de la critique artistique, que juste le sucre de la complaisance, ou son équivalent diamétral, l’acide de la démolition. Quand Gauchebdo nous parle d’art (c’est aussi valable pour la musique contemporaine), il nous emmène dans la lecture de l’œuvre, son interprétation, loin des facilités biographiques. Pour ma part, dans ce journal que je lis toujours, dans la semaine, juste dans la foulée (eh oui !) de la Weltwoche, c’est cette faculté-là de résistance qui retient mon attention, et capte mon admiration. Elle s’exerce certes dans l’ordre politique. Mais plus encore dans une exigence du regard, qui fait de leurs papiers culturels des modèles.

 

Plus je lis, plus je cherche la différence. Non par passion du singulier. Mais parce que la révélation de l’unique – et bouleversante - pluralité du monde passe par une hauteur de couture dont s’accommode assez mal le supermarché promotionnel. Si on a la chance d’avoir face à soi un grand metteur en scène, ou musicien, ou écrivain, de grâce que la conversation tente de porter sur l’intimité secrète de son œuvre. Cette approche, Gauchebdo fait partie des rares à nous la proposer. Je lui en suis infiniment reconnaissant.

 

Pascal Décaillet

 

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