Sur le vif - Jeudi 02.07.15 - 18.56h
Vue d’Allemagne, la question de la construction européenne n’est en rien comparable à la perception du même objet en France, en Italie ou en Grèce. Dans l’Histoire allemande, l’idée européenne est à vrai dire très ancienne, plus que millénaire : elle ne l’est assurément pas en France, où l'épisode carolingien fut une exception. Mais c’est l’idée d’une certaine Allemagne, ou plutôt de certaines Allemagnes : parlons quand même du Saint-Empire, dont on oublie qu’il a existé jusqu’au 6 août 1806, définitivement défait par les victoires de Napoléon, et la création, dans l’Ouest romanisé, de la Confédération du Rhin.
Bien plus défait, à vrai dire, à l’intérieur de la civilisation germanique, par l’émergence de la Prusse. Cette dernière, après sept ans d’occupation française (1806-1813), fera de toute l’Histoire allemande au dix-neuvième siècle, comme on sait, une Histoire prussienne. Mais cet épisode, né de la Bataille des Nations (Leipzig, octobre 1813), se terminera en mai 1945, dans l’incroyable combat, au corps à corps, maison par maison, étage par étage, de la prise de Berlin.
* Toujours un suzerain, plus haut...
A bien des égards, lorsque la toute jeune République fédérale allemande (créée en 1949) se lance, dans les années 1950, 1951, dans l’aventure de la CECA (Communauté européenne du Charbon et de l’Acier), puis bien sûr dans le Traité de Rome de 1957, elle renoue – encore bien timidement, n’ayant au chapitre que la voix du vaincu – avec la grande construction qui, de l’An 800 (Charlemagne) à 1806, avec scellé une certaine Histoire des Allemagnes avec celle de l’Europe. Ce qui, dans l’aventure européenne née au milieu des années cinquante, apparaît comme singulièrement nouveau pour un Français, ne l’est pas pour un Allemand : l’extrême décentralisation de l’Histoire germanique, liée aux rapports de suzeraineté inhérents au Saint-Empire, font, pour les Allemands, de la « supranationalité » un phénomène au fond assez naturel. Vous pouvez être prince, roi, il y a toujours, jusqu’au 6 août 1806, un Empereur, plus haut. Nous sommes à des années-lumière de la conception de la monarchie absolue en France, et plus loin encore de celle de la Nation souveraine, inventée au lendemain de Valmy, en 1792.
Bien sûr, dans les peuples de langue allemande, cela n’est pas valable pour la Prusse, nation quasiment « inventée » par Frédéric II (et déjà son père, le Roi-Sergent), au milieu du dix-huitième siècle. A bien des égards, il faut apprendre, en Histoire allemande, à dissocier le destin de la Prusse de celui de la Confédération du Rhin, si bien vue par Napoléon, largement construite autour des Allemagnes catholiques, jusqu’à la pointe de l’avancée, il y a deux mille ans, des légions romaines. En clair, l’Histoire allemande est complexe, plurielle, sans « frontières naturelles », surtout sur ses marches de l’Est.
* De grands voix discordantes, à l'interne
Dans l’affaire grecque, les interventions de la classe politique allemande montrent – c’est le moins qu’on puisse dire – que la ligne politique de Mme Merkel et M. Schäuble est loin de faire l’unanimité à l’interne. Preuve de la vitalité démocratique de l’Allemagne actuelle, d’ailleurs : il faut bien savoir qu’à l’intérieur de son pays, la Chancelière est loin de bénéficier du même rayonnement de « grande de ce monde » dont elle jouit à l’externe, la lecture de la presse de ce pays nous en persuade jour après jour. Ainsi, deux interventions décisives : d’abord, celle de Gregor Gysin, chef de groupe de la Gauche radicale « Die Linke » au Bundestag, où ce puissant orateur surgi (comme Mme Merkel !) de l’Allemagne de l’Est, conjure la Chancelière de ne pas abandonner la Grèce. L’autre exemple vient de beaucoup plus haut encore : les constantes prises de position de l’ancien Chancelier Helmut Schmidt (1974-1982), 97 ans en décembre prochain, pour une politique radicalement différente par rapport à la Grèce.
Nous terminerons par une remarque qui vaudrait, en soi et pour la développer correctement, plusieurs papiers d’analyses : les Chanceliers qui font le plus preuve de tonalités suzeraines, face notamment au monde balkanique ou à la question ukrainienne, se trouvent issus de la démocratie chrétienne : laissons Adenauer et Erhard, qui n’avaient pas les moyens, encore, de parler haut et fort, mais prenons Helmut Kohl (1982-1998) et Angela Merkel. Il y aurait beaucoup à dire sur les relents de Saint-Empire dans la politique étrangère de ces deux personnes, à la fois européens convaincus, mais ayant su l’un et l’autre, le premier dans les Balkans, la seconde en Ukraine, avancer avec une extrême habileté, sous le paravent étoilé de l’Europe, des pions évoquant davantage les intérêts nationaux supérieurs de l’Histoire allemande. Ne sont-ils pas, d’ailleurs, comme Chanceliers, en charge, avant toute chose, de ces derniers ?
La question allemande, par rapport à l’Europe, est complexe, et prodigieusement intéressante. Beaucoup plus disputée, à l’interne, qu’on ne le croit. Révélatrice, surtout, des grandes tensions internes à l’Histoire allemande, en matière de visions politiques, et de relations avec l’étranger. C’est peut-être cela que la postérité historiographique pourrait retenir de l’épisode grec de cette semaine. Ce qui n’enlève évidemment rien à l’importance intrinsèque de ce dernier.
Pascal Décaillet
*** Image : la Bataille de Lepizig, Völkerschlacht, la "Bataille des Nations", du 16 au 19 octobre 1813.