Sur le vif - Mardi 26.03.13 - 16.09h
Pour les chasseurs de sorcières, l’aubaine était trop belle. Oskar Freysinger, alias la bête immonde, ayant dans sa cave un drapeau du Reich ! Freysinger le nazi : cette fois, on te tient ! On va enfin pouvoir prouver au peuple valaisan à quel point il s’est fourvoyé d’élire un nostalgique d’Hitler au Conseil d’Etat. Il a craqué, pouvait-on lire un peu partout, dans un rare et jouissif délire de rage, en fin de matinée, il s’est démasqué, le voici avec son vrai visage. Pas belle, la vie ?
A un détail près. Le drapeau du Reich, ça n’est pas celui du Troisième, mais celui du Deuxième. Oh, ils l’avaient bien aperçu, fugacement, dans les titres, nos inquisiteurs, mais bon, quelle différence, il y a le mot drapeau, le mot Reich, ça suffit largement à accabler le gaillard.
Non, Messieurs. Si vous aviez, dans votre vie, ouvert un seul livre d’Histoire allemande, pas seulement celle du Troisième Reich, mais toute la continuité de l’Histoire des Allemagnes depuis la Réforme, et assurément les Lumières, le Sturm und Drang, l’occupation napoléonienne, la naissance de l’idée de nation, les « Reden an die deutsche Nation » de Fichte (1807, 1808, au nez et à la barbe des soldats d’occupation français), le poids politique du romantisme, le Zollverein, le long combat pour l’unité, vous sauriez que ce pays a une Histoire avant 1933, après 1945, que tout ne se réduit pas à Hitler, et qu’un Reich n’en égale pas exactement un autre.
L'avant-veille de l'Armistice...
Cette Histoire, il se trouve que je l’ai étudiée de très près. Oh, pour ma part, je n’aurais pas l’idée d’arborer dans ma cave le moindre drapeau, j’y entasse déjà les milliers de vieux journaux utiles à mes études de 1994 sur l’Affaire Dreyfus. Ainsi, accessoirement, que quelques menus nectars. Pas de drapeau, mais quelques nuances. Le Premier Reich, c’est le Saint Empire, qui s’écroule après la défaite d’Iéna contre Napoléon en 1806. Le Troisième, tristement célèbre, ayant commis l’irréparable, c’est celui d’Hitler, très exactement entre le 30 janvier 1933 et le 8 mai 1945. Et entre les deux, chers amis, il y a le Deuxième. Soyons toujours précis : il est proclamé, comme on sait, dans la Galerie des Glaces de Versailles le 18 janvier 1871, après la défaite de la France contre Bismarck. Et il s’écroule non pas, comme on croit, le 11 novembre 1918, mais l’avant-veille, 9 novembre, jour de la Révolution allemande dont parle admirablement le romancier Alfred Döblin (November 1918), ce qui permet au Kaiser de s’exiler aux Pays-Bas, à l’armée de se défiler, et aux sociaux-démocrates de signer l’armistice, ce qui leur sera reproché sous le grief de « coup de poignard dans le dos ». Lire Thomas Mann, ses frères Heinrich et Klaus, Ernst von Salomon (Die Geächteten), tout y est.
Le Reich bismarckien (1871-1918) est une période passionnante, complexe, qui ne se résume pas au militarisme prussien (bien réel, certes), aux casques à pointe et à la Guerre de 14. C’est une période de grande expansion économique, de colonisation extra-européenne sans grand succès (sous Guillaume II, ce que Bismarck réprouvait), de vie scientifique, littéraire, artistique, musicale, époustouflante. C’est aussi un moment déterminant dans l’Histoire sociale de l’Allemagne, précurseur total en Europe en matière d’assurance des ouvriers, de premiers contrats collectifs, de protection contre la pauvreté. Toutes choses hélas tues, par ignorance, tant s’impose, dans une imagerie populaire d’ailleurs façonnée par les Français, l’image du uhlan armé de sa lance, bourreau de l’Alsace-Lorraine, conquérant et cruel.
Moses Mendelssohn, Bismarck, la "révocation"
Revenons à nos inquisiteurs, parce qu’il y a pire. L’émission Zehn vor Zehn d’hier, toute heureuse de tenir sa pièce à charge, s'en va, sabre au clair, interviewer illico des spécialistes de l’antisémitisme. Quelle ignorance de l’Histoire allemande ! Je viens de retrouver, dans mes vieux papiers, la relation que j’avais rédigée, pour l’Hebdo du 8 avril 1999, sous le titre « Allemands et Juifs : un livre lumineux », de l’ouvrage de Hans Meyer, aujourd’hui décédé, « Allemands et Juifs : la révocation. Des Lumières à nos jours », Perspectives germaniques, Presse universitaires de France, mars 1999, 276 pages. Ce livre admirable, confirmant tout ce qu’a pu écrire en parallèle un esprit aussi brillant que Maurice-Ruben Hayoun, traite de la grande figure de Moses Mendelssohn, grand-père du musicien, le penseur de « l’assimilation » des Juifs allemands au dix-huitième siècle. Et il confirme l’époque bismarckienne comme porteuse d’une intégration qui sera rudement secouée dès le lendemain du Traité de Versailles (1919), revivra peu ou prou sous la République de Weimar (1919-1933), sera désintégrée par les nazis, ce qui conduira à l’abomination qu’on sait.
Eh non, Messieurs les inquisiteurs. Le Deuxième Reich, ça n’est pas le Troisième, ça n’a même rien à voir. Pas plus que la Troisième République n’est Vichy. Alors, certes, des parties du drapeau furent conservées sous Hitler, dans une héraldique où il fallait mêler l’emblème du Parti (la croix gammée) avec les signes de pérennité de la Vieille Allemagne, histoire surtout, jusqu’à 1935 ou1936, de ne pas vexer une aristocratie militaire pas encore aux ordres et détestant Hitler (on retrouvera ces hommes-là le 20 juillet 1944). Il se trouve que ma mère a vécu, dans la seconde partie des années trente, chez l’un de ces aristocrates, fusillé au soir même du 20 juillet 44, et que j’ai eu largement l’occasion de creuser le sujet.
Alors voilà, je ne porte ici aucun jugement sur M. Freysinger. Peut-être joue-t-il de tout cela, je n’en sais rien. Je souhaiterais juste que nos grands inquisiteurs, avant d’amalgamer, prennent de temps en temps la peine d’ouvrir quelques livres d’Histoire.
Pascal Décaillet
*** Lire aussi Nicole Parfait, "Une certaine idée de l'Allemagne, l'identité allemande et ses penseurs, de Luther à Heidegger", Editions Desjonquières, 1999, 155 pages.