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  • Le 30 mai, enfin !



    Édito Lausanne FM – Vendredi 30.05.68 – 07.50h



    Tous les dix ans, les années en « 8 », je  ronge mon frein pendant tout le mois de mai, et me libère d’une frémissante électricité le 30, on se ménage les petits plaisirs qu’on peut. Car voyez-vous, je vous livre un scoop : j’aurais manifesté en mai 68. Je l’aurais fait, oui, pour la seule fois de ma vie. Oh, pas le 13, ni le 28, ni le 29. Non : j’aurais manifesté, si j’avais eu un peu plus que mes dix ans, et si j’avais été sur place, avec le million de Français qui, depuis des semaines, attendaient de donner de la voix. J’aurais manifesté le 30 mai 1968, sur les Champs-Élysées. Il y a quarante ans, jour pour jour.

    C’est l’un des retournements les plus incroyables de l’Histoire française : la veille encore, 29 mai, de Gaulle disparaît, une journée entière, à Baden-Baden. C’est, dans sa vie (il l’a reconnu plus tard), une véritable, une authentique défaillance. Le chef de l’Etat, en pleine crise, qui quitte le territoire national ! La dernière fois qu’il avait commis une telle plaisanterie, en juin 1940, il avait été condamné à mort, par contumace, par un tribunal militaire. J’ai évidemment tout lu, toutes les versions de ces quelques heures décisives du 29 mai 1968, sa rencontre avec Massu, je m’en suis entretenu avec des proches du Général, dont Alain Peyrefitte, autour d’un repas mémorable, dans un hôtel genevois. Une chose est sûre : le soir même, de Gaulle rentre à Paris. Requinqué. Rajeuni. La TV, ce jour-là, est en grève générale. Tous ses derniers discours ont été des flops. Il prend la parole, tout de même. À la radio : « Désolé, il n’y a que la radio », lui dit-on.  Et là, miracle. Cette cécité, loin de le desservir, rappelle aux Français les plus émouvants de leurs souvenirs. Tout à coup, cette voix, seule face à eux. Ça n’est plus le vieux potentat dépassé par les événements, c’est l’homme de Londres. Son allocution est un succès total. Le premier, depuis des semaines.

    Le lendemain, ses partisans, qui constituent la grande majorité du peuple français (comme les élections, bleu horizon, de juin le montreront avec éclat) organisent, enfin à leur tour, une manifestation sur les Champs. Elle sera un triomphe. L’un des plus grands rassemblements de l’Histoire de France. Autant de monde que 24 ans plus tôt, le 26 août 1944, déjà autour du même homme, qui dépassait dans la foule, lorsque Paris se libérait. Aucune autre manifestation de Mai 68 n’a réuni le dixième de cette masse humaine. L’immense majorité silencieuse française, cette fois, se sent relayée. Le rapport de forces des masses est indiqué. Mai 68 est terminé. Le lendemain, la France reprend le travail. Ça n’a rien de Versaillais, rien de réactionnaire : c’est la vie qui va, tout simplement.

    Oh certes, Mai 68 ne se résume pas à ces quatre semaines printanières françaises, c’est un mouvement de fond, plus global, qui laissera des traces sur de nombreuses années. Mais le Mai 68 historique, celui de France, s’arrête net, à ce moment-là.

    La victoire des manifestants du 30 est-elle celle du Général ? C’est loin d’être sûr. Certes, il dissout l’Assemblée et triomphe en juin. Mais pour lui, pour la petite année qu’il passera encore aux affaires, jusqu’à son suicide politique (le référendum d’avril 1969), plus rien ne sera comme avant. Tous les témoins le disent : quelque chose est cassé. Le vieil homme a bien compris que certaines données fondamentales de l’évolution sociale lui avaient échappé. Né en 1890, nourri de la lecture de Barrès et Bergson, et bien sûr aussi de celle de Maurras, combattant des deux guerres, il sent bien que ce monde nouveau n’est plus le sien. Rien de grave : juste la trace du temps. Quand on entre dans l’Histoire de façon aussi fracassante, le plus dur est de réussir à peu près sa sortie. C’est l’une de ses équations, en ce temps-là.

    Le million de manifestants du 30 mai 1968 ne disaient certainement pas non aux réformes de société, à la chute de la cravate, à la fin du mandarinat dans les Facultés, à la modification des rapports au sein de la famille, à l’affranchissement de la femme, toutes évolutions qui étaient dans l’air, et, de toute manière, se seraient produites. Mais ils ont voulu, ce jour-là, juste dire oui à un homme. Comme un dernier salut, un au revoir, de l’ordre d’une reconnaissance. Pour cela, oui, j’aurais aimé être parmi eux.



  • Les Roms, l'unique objet...



    Édito Lausanne FM – Jeudi 29.05.08 – 07.50h



    Reconduire la libre circulation, étendre les accords à la Roumanie et à la Bulgarie : ensemble ou séparément (la question du lien est sous la loupe des Chambres fédérales), ces deux questions vont immensément nous occuper jusqu’au printemps 2009, date d’une très probable votation populaire sur le sujet. La plus importante de la législature. Peut-être la plus cruciale, en matière européenne, depuis le 6 décembre 1992.

    En cas de refus, l’ensemble de l’édifice bilatéral pourrait s’écrouler. C’est-à-dire deux décennies d’efforts, après le « dimanche noir » de Jean-Pascal Delamuraz, pour maintenir, à son meilleur niveau, le lien entre la Suisse et l’Union européenne.

    Tout cela, posé ainsi, apparaît bien cérébral, bien rationnel, quasiment gagné d’avance pour les partisans. Détrompez-vous : une question, tellement populiste, tellement facile à exploiter, occupe déjà la place publique, celle des Roms. Ce peuple migrant, surgi du fond de l’Histoire, ayant partagé et vécu dans sa chair les tragédies du millénaire, le voilà objet de toutes les discussions de bistrot de notre pays. La plupart du temps, on en dit n’importe quoi, par inculture, par crasse méconnaissance, alors, un ou deux mots, ce matin.

    D’abord, c’est ne rien connaître à la complexité de l’Histoire roumaine que d’associer Roms à Roumains, l’un étant tout au plus un sous-ensemble de l’autre, et encore même pas. Ensuite et surtout, quand j’entends le mépris avec lequel on parle de ces gens, sous le prétexte que certains d’entre eux (admettons le, ne soyons pas angélistes) viennent mendier sous les murs de nos banques, j’ai juste envie d’appeler à un minimum de retenue du langage. Quand on sait ce que ce peuple a vécu sous la Seconde Guerre mondiale, les camps, l’extermination, au même titre que les Juifs, l’horreur absolue d’une éradication, on pèse tout au moins ses mots avant de jeter ce nom, en pâture, à l’ignorance de l’opinion publique.

    Il est certain conseiller national, de revendication libérale, qui a dû sa victoire, l’automne dernier, à une campagne sur les mendiants, à Genève. Des mendiants, on passe aux Roms. Des Roms, aux Roumains. Et des Roumains, on passera à qui ? Je préfère ne pas y penser. Je voterai pour la poursuite de nos accords avec l’Europe, même si l’Union européenne, dans sa structure actuelle, ne me fait pas particulièrement rêver. Mais du non rêve au cauchemar, il y un grand pas. Que je préfère ne pas franchir.



  • La mort, sans domicile fixe


    Édito Lausanne FM – Mercredi 28.05.08 – 07.50h

    Un petit livre, aux pages épaisses et denses, il tiendrait dans une vareuse. J’ai d’abord pensé à un psautier, comme ceux de ma famille, où on glisse, au fil des ans, les images des morts. Et ça tombe bien, puisque c’est un petit livre sur la mort. Ou plutôt autour de la mort. Pas la mort métaphysique, non, juste le trépas, celui qui vient de survenir, et le métier des quelques humains qui, les tout premiers, viennent à sa rencontre.

    Ils sont policiers, membres d’une brigade spéciale, médecins légistes, préparateurs, maîtres de cérémonie, croque-mort. Thierry Mertenat, journaliste, et Steeve Iuncker, photographe, ont choisi, pendant des mois, d’accompagner ces professionnels sur le lieu de leur travail. Suicides, accidents, décès solitaires dans des appartements, il faut bien, toujours, que certains, sur les lieux de ces drames, arrivent. Constats, repérages, gants, masques, « la couleur et l’odeur de la mort » (Iuncker), tout un ensemble de gestes pratiques que n’importe quel lecteur de Simenon connaît. Croit connaître. Le docteur Paul, vieux complice de Maigret. Ou encore le grand Moers, de l’Identité judiciaire.

    Saisissantes, les photos de Iuncker. Ici, un Christ sucré et sulpicien, dans la lumière blafarde d’une chambre mortuaire. Là, ce sont des mouches, à une fenêtre. Le texte de Mertenat, sobre et précis, en forme de tableaux. Des deux, lequel est le peintre, lequel le chroniqueur ? La photo n’illustre pas le texte, pas plus que l’écrit ne légenderait l’image. Deux actes de liberté journalistique, deux regards au sens fort, c’est la force de cet ouvrage.

    Restent les portraits de ces femmes et ces hommes qui, à longueur d’année, descendent sur « le terrain », premiers vivants à rencontrer le mort. Les premiers à devoir annoncer la chose à la famille. « Il faut donner l’information très vite, au début », nous confiait hier Christian Luthy, inspecteur, chef de la Brigade du commissariat, 53 ans.

    Un petit livre, rude et sans concessions, avec beaucoup d’humanité. Un livre sur la mort ? Un livre sur les premiers survivants, les premières approches. Un livre, juste à la marge. Celle de la vie. Celle de nos habitudes. Un livre à découvrir, c’est sûr.


    *** « Levées de corps », de Steeve Iuncker et Thierry Mertenat, Editions Labor et Fides, mai 2008.