Même dans notre bonne Suisse, pays libéral sur le plan de la pensée, cette liberté n'existe pas, autrement que comme intention posée. Un principe intellectuel, tout au plus. En réalité, y a des choses, tout simplement, qu'on ne peut pas dire. Soit parce qu'elles sont interdites (à tort ou à raison, chacun jugera) par la loi. Soit, plus sournoisement, parce que les énoncer vous exposerait à tellement d'ennuis qu'à la réflexion, après avoir hésité un moment, vous préférez renoncer. Pourquoi s'incendier l'estomac, se torturer d'insomnies, si on peut l'éviter ?
Dans cette opacité de plomb, il y a bien, ici ou là, quelques percées de lumière. Leur vie, infiniment brève, est celle des comètes. Ou des feux de Bengale. Elles nous distraient. Nous les tolérons, pourvu qu'elles demeurent instantanées. Pourvu qu'elles meurent, avant que d'être ! Plus pervers : les organes du pouvoir et de la convenance, si nombreux dans notre espace public, sont les premiers à leur octroyer une apparence de droit de cité, comme un frisson d'orgasme canaille, retenu puis hurlé, sur un sofa bourgeois.
Il y a des sujets que nul n'ose aborder. Et qui pourtant nous tourmentent, un grand nombre d'entre nous. Mais il faut les taire, sinon c'est la foudre.
En vérité, je ne suis pas sûr que nos sociétés européennes de 2020, la Suisse, la France, l'Italie, l'Allemagne, soient intellectuellement beaucoup plus libres que celles d'il y a 100 ans, ou 150, dans les mêmes pays. Pour avoir longuement travaillé sur la presse française et suisse romande des années Dreyfus (1894-1906), avec la folie de ses passions et de ses antagonismes, je suis même persuadé du contraire. La presse de cette époque-là était sanguine, excessive, injuste, fébrile, enflammée, dégueulasse même parfois. Mais elle était plus libre que celle d'aujourd'hui. Je ne dis pas meilleure, je dis plus libre.
Alors ? Alors, rien ! Je n'ai rien d'autre à ajouter. Chacun jugera, selon son coeur, selon son âme, selon la puissance de ses haines, ou celle de ses passions. Chaque humain est un univers. Chaque conscience est libre de se taire. Ou de parler. J'ai lu ça quelque part dans Luther, dans sa traduction allemande de la Bible, 1522. Et nul d'entre nous n'a, au fond, à juger le degré de lâcheté - ou de courage - de son voisin. Qu'il s'occupe déjà de lui-même. Le champ est vaste. Une vie jamais n'y suffira.
Pascal Décaillet