Sur la masse de la République, nos manifestants professionnels sont donc une poignée ! Toujours des gens de gauche. C'est normal, cette famille politique squatte, accapare, monopolise la rue, depuis 1945. Trois quarts de siècle de banderoles rouges, de postillons dans les haut-parleurs, ça crée des habitudes, on s'installe, on est chez soi. Pour un peu, on descendrait dans la rue en pantoufles, traîner ses savates et, dans la foulée, son blues.
Les générations passent. Dans les familles de gauche comme dans la noblesse de robe, sous l'Ancien Régime, on se transmet la charge. Comme dans les paroisses, à l'ombre des clochers. La manifestation n'est-elle pas une procession ? Pas de Vierge noire, mais la marée rouge des slogans. Sinon, même litanie. Même liturgie. Dans la rue, tu jouis, tu communies, tu exploses du bonheur terrestre et charnel de la présence.
A partir de là, les causes pourraient presque (à un esprit chagrin) ressembler à des prétextes. Un jour, les gentils Kurdes. Un autre jour, les gentils Arméniens. Ou encore, les gentils Tibétains. Le nucléaire. L'anti-militarisme. Le climat. Le féminisme. Ah ben tiens, le racisme en Suisse, pourquoi pas : on surfe sur l'affaire Floyd, on se dit qu'on pourrait exporter la question - bien réelle, et pertinente - du racisme aux États-Unis.
Alors, d'un coup de baguette, on helvétise la cause, pourquoi se gêner ! Et hop, on descend dans la rue, à l'heure de pointe ! Et on se sanctifie d'emmerder le bon bourgeois bosseur, le cochon de payeur d'impôts et de taxes, qui a le mauvais goût de rentrer de son travail, via le centre-ville, à ce moment-là. On lui en aura fait voir, à ce gros porc ! On lui aura ouvert les yeux sur ces plaies de la Suisse que, de son auge aveugle, il est incapable d'entrevoir. Eh oui, Robert, la Suisse est raciste, tu refuses de le voir, nous t'abreuvons de lumière.
Chaque fois que Genève manifeste, c'est une certaine famille qui descend dans la rue. Avec ses rites, ses couleurs, ses canons de conventions. Le Ciel est avec eux, avec tous ses archanges et tous ses séraphins. Puisque leur cause, comme l'éternelle blancheur de leurs consciences, est celle du Bien.
Pascal Décaillet