Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Liberté - Page 460

  • Aimer l'allemand, c'est prêter l'oreille

     

    Sur le vif - Mardi 01.09.20 - 08.06h

     

    Impossible de se figurer en profondeur l'Histoire de la Grèce, sans se pénétrer de l'Histoire de la langue grecque, dans toutes ses inflexions dialectales (dorien, ionien, attique, etc.).

    De même, impossible d'embrasser l'Histoire des Allemagnes sans s'immerger avec passion dans l'Histoire et la dialectologie de la langue allemande.

    L'Histoire allemande, c'est l'Histoire de la langue. Le Althochdeutsch, puis le Mittelhochdeutsch, puis l'allemand moderne à partir de Luther. Les innombrables dialectes. Les mots locaux. L'enfouissement de ces derniers au moment de l'Aufklärung, puis leur prodigieuse résurrection avec le Sturm und Drang (autour de 1770), puis avec le Romantisme et les Frères Grimm.

    Le rôle des mots dans la formation de l'idée nationale allemande, à partir des Discours de Fichte (1807). Des discours qui prennent d'ailleurs la langue - et le langage - comme thème.

    Luther est un inventeur de mots. Brecht est un inventeur de mots. Paul Celan est un inventeur de mots. Günter Grass est un inventeur de mots.

    Jamais la langue allemande n'a été figée par une Académie, un Richelieu. Toujours, le tissu linguistique a été malléable, évolutif, perçu comme tel par la pluralité germanique.

    L'Histoire allemande, c'est l'Histoire de la langue allemande.

    Et c'est aussi - j'y reviendrai largement - l'Histoire de l'évolution musicale allemande. Je ne pourrais concevoir une Histoire allemande sans une Histoire, en profondeur, du langage musical allemand.

    Aimer l'allemand, c'est prêter l'oreille.

     

    Pascal Décaillet

  • DDR : le grand livre à écrire

     

    Sur le vif - Lundi 31.08.20 - 16.22h

     

    A quand une grande Histoire de la DDR (1949-1989) ? Une Histoire sérieuse, documentée, fouillée, incluant non seulement la politique, mais l'économie, le social, les sciences, l'industrie, le rapport au spectacle, la littérature, la linguistique, la culture. Une Histoire évitant l'écueil de l'Ostalgie, mais tout autant, à l'opposé, celui du dénigrement systématique, sécrété dès 1949 par le camp capitaliste, à l'Ouest.

    Une Histoire vraie. Renseignée. Avec une foule de témoignages. Une Histoire littéraire, théâtrale, musicale, cinématographique. Une Histoire de la langue allemande, celle de Luther et des Frères Grimm, dans ces années-là. La langue de Brecht.

    Une Histoire où on parlerait des très grands écrivains de ce pays. De ses immenses dramaturges (avec, puis après Brecht ; je pense principalement à Heiner Müller).

    Et puis surtout, une Histoire de la Réunification (89-90), vue de la DDR et non vue de l'Ouest. Le mouvement des Eglises protestantes, dans les semaines précédant la chute du Mur. La réaction aux événements du 9 novembre 1989. L'angoisse, mêlée d'envie, oui toute l'ambiguïté des gens de l'Est, pendant ces mois où ils furent purement et simplement phagocytés par l'Ouest.

    Cela vaut bien un livre, non ? Un grand livre !

     

    Pascal Décaillet

  • La puissance de feu cryptée du destin allemand

     

    Sur le vif - Lundi 31.08.20 - 09.30h

     

    Ne soyons pas dupes. Dans la grande manifestation de ce week-end, à Berlin, le masque n'est qu'un prétexte. N'y voir qu'une vague de mécontentement contre une mesure sanitaire, c'est se laisser tromper au jeu des apparences.

    Le masque, en Allemagne comme ailleurs, c'est le signe palpable de la verticalité du pouvoir. Les autorités nous l'imposent, certains l'acceptent (j'en fais partie), d'autres se révoltent. C'est le thème de discorde du moment.

    Mais le masque, dans les foules allemandes, n'a aucune importance en soi. On manifeste contre le masque, on saisit ce prétexte pour crier son malaise aux autorités de la République fédérale. Le principe républicain lui-même, celui de la Loi fondamentale de 1949 (Grundgesetz), est contesté par une partie de la foule, qui revient au terme de "Reichsbürger". Retour aux temps bismarckiens, négation des principes d'une Bundesrepublik imposée par les vainqueurs occidentaux, quatre ans après la guerre.

    En réalité, cela va beaucoup plus loin : la Bundesrepublik de 1949, c'est l'Allemagne de l'Ouest, pas celle de l'Est. Au moment de la Réunification (89-90), Helmut Kohl impose le nom à l'Allemagne entière, gommant ainsi, d'un incroyable mépris, l'autre partie de l'Allemagne, la Deutsche Demokratische Republik, qui était tout autant allemande que celle de l'Ouest. Ne croyez pas que la violence symbolique de ce phagocytage soit demeurée indifférente aux gens de l'ex-DDR. Point n'est besoin d'avoir été communiste pour ressentir comme une profonde humiliation l'effacement brutal d'un nom, d'un système culturel et social, d'une autre manière de vivre la Gemeinschaft allemande.

    Le masque n'est qu'un prétexte. Les foules de l'ex-DDR, toujours plus nombreuses, saisissent le sujet chaud du moment pour dire la profondeur de leur mal-être face à un système économique et social qui laisse des millions d'oubliés sur le bord du chemin. Un système qui a fait mine, en 2015, de leur préférer l'altérité de la migration. Un système qui les méprise. Ils sont pourtant enfants de fières nations, riches d'Histoire : la Prusse, la Saxe, la Thuringe. L'Allemagne, c'est eux, tout autant que ceux de l'Ouest. Bach et Haendel, c'est eux. Kant, c'est eux. Kleist, c'est eux. Le Berlin théâtral de Brecht, puis celui de Heiner Müller et Christa Wolf, c'est eux. Günter Grass, c'est eux. Et même si Mme Merkel provient de leurs rangs, ils ont l'impression d'avoir été trahis par cette native de l'Est, passée dans la conservatrice et anti-communiste, la très pro-américaine CDU. Il y a là, pour qui connaît l’Histoire politique allemande, un paradoxe glaçant.

    Alors oui, dans la grande manifestation de ce week-end à Berlin, il y a eu un jeu de masques. Entre le réel et les apparences. Entre le dit et le non-dit. Entre ce qui se prête à voir, et la puissance de feu cryptée du destin allemand.

     

    Pascal Décaillet