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Sur le vif - Page 743

  • Genève : méfions-nous des vendeurs de mirages

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    Sur le vif - Samedi 27.06.15 - 16.44h

     

    Extension de la gare, CEVA, PAV : des coûts qui s'envolent, des miroirs aux alouettes. Des maquettes, pour enfants et familles. Une politique pour faire frissonner les songes. Alors que les caisses sont vides. On fait rêver le peuple avec des projets de prestige. On n'a pas de quoi assurer leur financement. Une politique d'investissements plus modeste, mieux ciblée sur les besoins les plus criants de la population, comme la rénovation des écoles, serait la bienvenue. Personne n'en voudrait au Conseil d'Etat - en tout cas, pas moi - de prendre cet automne le virage d'une politique plus concrète, moins gourmande en milliards, mieux adaptée aux plus nécessiteux, moins prestigieuse en termes de blason. En un mot, davantage au service de la population. Sans oublier de réduire la dette. Pour nous, et surtout pour nos enfants.

     

    Bien sûr, il y aurait là un virage à 180 degrés par rapport à ce chant de la dorure, ce rêve de la plus haute tour, ces mirages verbaux des années Mark Muller et suivantes. Mais, cette rhétorique de bluff marketing ayant totalement échoué, et plus personne n'en étant dupe, le crédit même du politique en ayant été entamé, l'opinion publique n'en voudrait pas à nos autorités si elles annonçaient d'ici Noël un redimensionnement.

     

    En Suisse, les gens aiment le concret. Ils se méfient des beaux discours, détestent les promesses non tenues. Dans notre pays, par dessus tout, le peuple, à juste titre, fait payer très cher aux autorités les dépassements de crédits non justifiés. Adolf Ogi en a su quelque chose : j'étais à Berne, j'ai vécu de très près sa gloire, lorsqu'il faisait survoler à François Mitterrand (j'y étais !), du haut d'un hélicoptère, les vallées uranaises menant au Saint-Gothard. Mais j'ai aussi vécu son inexorable chute, puis son transfert dans un autre Département, sans gloire, pour cause d'explosion des coûts des NLFA. M. Chaudet et les Mirages, ça vous dit quelque chose ? M. Bonvin et la Furka ?

     

    On en a vu défiler, des ministres sympathiques, populaires, "proches des gens". Et les mêmes, s'écrouler. Pour cause de manque de sérieux dans l'évaluation financière - et surtout dans le suivi concret - d'un projet. Ce genre de dossiers, il vaut mieux éviter de les confier à des magistrats trop légers.

     

    Je parle ici comme citoyen. Mais je parle aussi comme petit entrepreneur, depuis bientôt dix ans. Faisant tourner sa boîte, parfois dans la difficulté, sur la base d'un principe absolu, dont je ne me suis jamais départi : ne jamais dépenser, même pour les investissements en matériel, le moindre centime qui ne soit pas à moi. C'est très Suisse, je sais. Très prudent. Peut-être trop. Mais ça garantit l'indépendance. Et ça donne du courage, pour l'avenir.

     

    J'ajoute une dernière chose : mon père était ingénieur, et entrepreneur. Travailleur acharné. Toute mon enfance, à table, je le voyais hanté, chantier après chantier, par la question des dépassements de crédits, c'est inhérent au métier, on ne sait jamais ce qui peut advenir. Donc, parlant des coûts réels par rapport aux coût estimés, je crois savoir un peu de quoi je parle.

     

    Pascal Décaillet

     

  • Le dieu Steed, la Vierge Emma

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    Sur le vif - Vendredi 26.06.15 - 17.32h

     

    Télévision, j’étais enfant, années soixante. Un poste, quelque part dans le salon, noir-blanc, deux chaînes (« la France », « la Suisse »), une minute pour s’allumer, une minute pour s’éteindre : il fallait laisser mourir un nombril blanc, qui allait disparaissant, au milieu de l’écran. La télé ne fonctionnait que le soir, il n’y avait nul programme l’après-midi, ne parlons pas du matin.

     

    Pour moi pourtant, de ces années soixante, des souvenirs télévisuels très précis. Campagne électorale française de décembre 1965 (de Gaulle, Mitterrand, Lecanuet). Jeux Olympiques de Grenoble 1968, Jean-Claude Killy. Des variétés, le dimanche en fin d’après-midi, animées par l’inoubliable Roger Lanzac. Des feuilletons (on ne disait pas « séries »), comme Belle et Sébastien, Thierry la Fronde, Zorro, plein d’autres.

     

    C’est dans ce contexte que datent mes plus vieux souvenirs de Chapeau Melon et Bottes de Cuir. Une fois par semaine, et mes parents hésitaient à me laisser regarder, parce qu’ils jugeaient cela « violent ». Une musique de générique exceptionnelle. John Steed, Emma Peel. Les scénarios ? Bien qu’ils fussent signés de l’immense Brian Clemens (1931-2015), l’enfant que j’étais n’y comprenait strictement rien, d’ailleurs je crois que les adultes non plus. Mais l’ambiance était totalement envoutante, à un point qu’on n’imagine pas. Je crois qu’il s’agit là du plus grand feuilleton (voyez, je demeure fidèle aux mots de mon enfance) jamais réalisé. Magique. Mystérieux. Tellement classe, tellement britannique, et ça contrastait tellement avec certains navets américains, mal traduits, préfabriqués, en « séries », de l’époque.

     

    Venue d’où, la magie ? D’une exceptionnelle conjonction de talents. Un choc de comètes. D’abord, Brian Clemens, justement, le scénariste, un super tordu de génie, semeur de fausses pistes, receleur d’inconnues, jeteur d’algèbres, comme on lance des sorts. Et puis, l’extrême qualité du montage. Enfin – et j’aurais évidemment dû commencer par là – John Steed et Emma Peel. Patrick Macnee et Diana Rigg. Parce que c’était lui, parce que c’était elle.

     

    Bien sûr, il y eut d’autres femmes, talentueuses d’ailleurs, on les connaît, je n’y reviens pas. Mais le couple devant l’éternité, c’est John et Emma. Figurez-vous que la scène la plus torride, entre ces deux-là, le dieu Steed et la Vierge Emma, fut un très chaste baiser, sur le finistère des lèvres à peine posé, dans un escalier, lorsqu’Emma s’en va rejoindre un mari aviateur dont on n’a rien su, ni avant, ni après, et que Tara (Linda Thorson) s’apprête à entrer en scène. Cette pudeur n’est en rien une affaire d’époque : Brando et ses femmes à lui avaient déjà sévi, et tant d’autres couples, charnels, incandescents, libérateurs de nos fantasmes. Non, cette pudeur-là nous vient d’ailleurs que de l’Histoire. Théologique, elle transcende le temps qui passe. Parce c’était lui, parce que c’était elle : le dieu Steed, la Vierge Emma.

     

    Alors, voilà, l’excellent acteur Patrick Macnee, représentation graphique de la divinité steedique, périssable comme tous les mortels que nous sommes, nous a quittés hier, à l’âge de 93 ans. Le rôle de Steed fut évidemment celui de sa vie. Mais les dieux doivent aussi savoir rendre aux mortels l’hommage qui leur est dû : quelle image de Steed aurions-nous bien pu avoir, sans l’incarnation géniale qu’en fit Macnee ? L’acteur britannique (naturalisé américain), en incorporant le rôle avec tant d’exactitude, d’identification, de charme, de légèreté, nos permet d’accéder à l’infini steedique, cet étrange agent secret dont personne n’a jamais bien su s’il travaillait pour le gouvernement, pour un privé, en réseau ou en solo, si ce n’est son ombilicale relation avec Mère-Grand.

     

    Patrick Macnee fut un grand acteur. Lorsque je lis, ici et là, parcourant la presse mondiale, des journaux titrant « Steed est mort », mon premier réflexe serait de leur expliquer gentiment le coup de la représentation graphique, variante steedique de l’incarnation chrétienne. Mais au fond, je me dis qu’ils ont peut-être raison : certes, Steed est d’essence divine, la Vierge Emma est intangible, et le mortel Macnee n’a fait qu’accomplir son travail d’acteur. Mais il l’a fait si bien, avec tant de grâce - et Diana Rigg avec lui, dans le rôle d’Emma – que plus personne ne sait exactement qui est vraiment Steed, qui est vraiment Mme Peel. D’immaculés personnages, dans l’éternité de la fiction ? Ou peut-être, justement, de périssables mortels, ayant eu dans leur destin l’incroyable chance d’incarner l’un des couples les plus mythiques depuis Eve et Adam. Parce que c’était lui, parce que c’était elle.

     

    Pascal Décaillet

     

  • Journalisme : éloge des artisans

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    Sur le vif - Dimanche 21.06.15 - 17.16h

     

    Toute ma vie, je me souviendrai de mon premier papier pour la presse quotidienne. C’était à l’automne 1976, j’avais juste dix-huit ans, première année d’Uni, je commençais à écrire pour le Journal de Genève. Quelques années plus tard, après avoir déjà rédigé une foule d’articles, je commençais mes deux ans de stage dans le même journal. Il n’y avait ni écrans, ni internet : nous rédigions nos papiers sur des machines à écrire, nous les traitions nous-mêmes pour la saisie (l’envoi se faisait par pneumatique, si !), nous allions à la mise, puis au marbre, et ne quittions le journal que lorsque le numéro du lendemain était physiquement terminé.

     

    J’ai adoré cet artisanat, tout comme plus tard, en radio, le montage à la main, avec ciseaux et scotches, sur un Revox ou un Nagra. Celui qui maîtrise la fabrication prend de sérieuses options pour, un jour, maîtriser le métier lui-même. Ça vous forge un état d’esprit, une conception globale. Le journalisme, à bien des égards, appartient à celui qui sait PHYSIQUEMENT fabriquer un journal. Ou une émission de radio. De TV. Gérer un site. Etc. Si je devais un jour écrire un bouquin sur le métier, le titre serait « Eloge des artisans », ou quelque chose du genre. De toute façon, j’aime l’atelier plus que tout au monde. Col ouvert, manches retroussées. Et plus ça s’approche du métier manuel, plus j’adore. Rien de plus enivrant que de passer rue Petitot, en fin d’après-midi, laisser venir jusqu’à ses oreilles ces bribes d’instruments du Conservatoire en répétition. Inachevé, magique.

     

    Les nouveaux supports ? Bien sûr que nous, journalistes, devons nous y intéresser. Et même coller de près à la modernité. Sinon, je serais encore (un peu seul, aujourd’hui !) rue du Général-Dufour, à me coltiner des morasses envoyées par pneumatiques à mes collègues de l’étage inférieur. Donc, modernité technique oui. Mais ne nous trompons pas : l’essentiel n’est pas dans le support. Il est de savoir si nous voulons, oui ou non, tenter de donner du sens, être utiles. La question n’est pas d’être aimé, ou détesté, elle n’a aucune importance. La question est de travailler sur le contenu. Le mettre en évidence. Prendre position sur lui, autour de lui. Et au fond, l’essentiel de tout ce qu’on appelle « service public », c’est cela. Ensuite, peu importe pour qui vous travaillez. Peu importe que vous soyez de gauche, de droite ou du centre. Travaillez-vous sur le contenu ? Mettez-vous en débat les forces antagonistes de la société dans laquelle vous vivez ? Avez-vous, face au pouvoir, le recul nécessaire ? Rien que cela, c’est déjà immense. Ensuite, tout ce qui touche au style, à la cosmétique, c’est bien, évidemment. Mais ça n’est pas premier.

     

    Et puis surtout, ne cherchez pas à être aimé. Ni, d’ailleurs, à être détesté. De toute façon, si vous faites bien votre boulot, vous serez l’un et l’autre. Seuls les tièdes se frayeront une survie en trottinant dans l’indifférence. Ne suivez pas leur chemin, mais celui de votre passion intérieure. Sans oublier la rigueur de l’artisanat. Le bonheur du métier passe par tout cela. Loin du mondain, mais au cœur du monde.

     

    Pascal Décaillet