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Sur le vif - Page 287

  • L'Allemagne ? Non, les Allemagnes !

     
    *** Dissertation intermédiaire sur la complexité des réalités allemandes - Lundi 04.01.21 - 16.35h ***
     
     
    L'Allemagne, au singulier, ça ne veut pas dire grand-chose, même aujourd'hui. Il n'y a, certes, qu'une seule Allemagne depuis 1866, consacrée par la proclamation de l'Empire dans la Galerie des Glaces de Versailles en 1871, mais la diversité politique, dialectale, culturelle, et longtemps confessionnelle du monde germanique m'amène, vous l'avez remarqué, à utiliser très fréquemment le pluriel : "Les Allemagnes".
     
    Il n'y a, certes, qu'une seule Allemagne depuis 1866. Encore faut-il rappeler qu'entre 1949 et 1989, il y en eut deux : celle de l'Est et celle de l'Ouest, nomenclatures qui pour moi (même dans ma jeunesse) n'ont jamais eu le moindre sens : pour la seule DDR, il faut parler de la Prusse, de la Saxe, et de la Thuringe. Oui, les réalités allemandes, c'est complexe ! Et puis, à l'Ouest, quels points communs entre un catholique conservateur bavarois, et un social-démocrate protestant de Basse-Saxe ou des villes hanséatiques ? Entre un Franz Josef Strauss et un Willy Brandt, ou un Helmut Schmidt ?
     
    On pourrait, tel François Mauriac, se réjouir, juste au lendemain de la guerre, qu'il y ait deux Allemagnes : plus il y en a, plus elles sont divisées, mieux la France se porterait. La logique de Mazarin, au fond, lors des Traités de Westphalie (1648), alors que les Allemagnes, dévastées pas la Guerre de Trente Ans, ne sont plus que cendre et poudre, trois siècles avant l'autre ruine immense, celle de 1945.
     
    Mais il faut aller plus loin. Considérer la diversité ontologique d'un monde germanique, qui alla jusqu'à regrouper plus de 300 Etats. Reconnaître les différences. Aller goûter la bière munichoise, le massepain de Lübeck, la salade sucrée de Lüneburg, les Knödel de Franconie, le requin de la Baltique, vendu dans mon enfance sur les devantures des kiosques, en pleine campagne du Schleswig-Holstein. Nous nous arrêtions pour en acheter, comme pour les fraises ou les abricots, dans l'été valaisan.
     
    Reconnaître la diversité. Mais passer une vie, par la lecture, à tenter de comprendre ce que ces peuples peuvent avoir en commun. La langue, bien sûr, malgré le foisonnement dialectal. L'idée de nation allemande, celle de Fichte (cf. mon épisode de 2015 sur le sujet). La Bible de Luther. L’œuvre de Jean-Sébastien Bach, celle de Beethoven, celle de Wagner, celle de Richard Strauss. La poésie de Friedrich Hölderlin. Les romans de Thomas Mann. Le théâtre de Brecht. Les films de Fassbinder. Les gravures de Dürer, que j'ai eu la chance immense de découvrir à Nuremberg, en 1971, l'année du 500ème.
     
    Une seule Allemagne, capable de singulariser toutes les autres. Oui, mais laquelle ? Toute tentative unitaire, dans l'ordre politique comme dans celui de la culture, se heurte au réveil des différences, c'est le charme et l'impossibilité de l'équation germanique. Quelque part, l'Allemagne du Saint-Empire, défait en 1806 par la victoire de Napoléon à Iéna. C'est celle des liens avec le Sud, l'Autriche, la Bohême. Ailleurs, l'Allemagne de l'Ostpolitik, celle des Saxons, des Prussiens, de la Hanse : celle de Frédéric II et de Willy Brandt.
     
    Le destin allemand, entre ces tropismes contradictoires, a quelque chose d'un attelage écartelé, plusieurs chevaux forçant la course dans des directions différentes. Et aussitôt, une Cantate de Bach, quelques mots de Luther, un dialogue final entre la Walkyrie et son père, un passage de Heiner Müller ou Christa Wolf, quelques vers de Paul Celan, comme la Niemandsrose, la Rose de Personne, sur la frontière invisible entre l'être et le néant, et c'est la vision unitaire qui reprend le dessus.
     
    Dès la fin de mon enfance, et très puissamment déjà dans l'adolescence, j'ai senti ce Noeud Gordien entre diversité et unité. C'était encore à l'époque du Mur. Sur lequel j'avais le déroutant privilège de me promener. Quelque part, sur la frontière historique entre la Saxe et la Prusse.
     
     
    Pascal Décaillet

  • Série Allemagne - No 30/144 - Ostpolitik : à l'Est, du nouveau !

     

    Samedi 02.01.21 - 17.01h

     

    *** L'Histoire allemande en 144 tableaux - No 30 – Près de 9000 signes pour cet épisode, pardonnez-moi, c’est un peu long. Mais l’Ostpolitik de Willy Brandt, entre 1969 et 1974, est l’un des thèmes de l’Histoire allemande qui, depuis ma jeunesse (au moment même des événements), m’habitent avec le plus de puissance. Alors, dans ce numéro 30/144 de ma Série, j’ai pris le temps de vous en restituer, en profondeur, le contexte historique. A tous, excellente lecture !

     

     

    Vaincue le 8 mai 1945, l’Allemagne commence par ne pas exister du tout, en tant qu’Etat, pendant quatre ans : seulement quatre zones d’occupation alliées. C’est le temps du déblaiement des ruines, même pas encore celui de la reconstruction. Il faut attendre 1949 pour que naissent, sur les décombres du Reich, deux Etats : la République fédérale à l’Ouest, capitaliste et pro-américaine ; la République démocratique à l’Est, communiste et satellite de l’Union soviétique.

     

    Pendant vingt ans, ces deux Etats d’une même nation vont s’ignorer. Ils ne se reconnaissent pas mutuellement, chacun vit sa vie. Il faut reconstruire, oublier le Troisième Reich (le vrai travail de mémoire ne viendra que beaucoup plus tard), lancer les générations nouvelles sur des rêves nouveaux : à l’Ouest l’économie de marché, à l’Est le Plan. La reconstruction est rapide, elle frappe les observateurs de l’Europe entière. A l’Ouest, elle est carrément fulgurante, mais l’Est, infiniment moins doté en moyens, ne démérite pas, contrairement à tout ce que la propagande occidentale nous raconte.

     

    Chacun vit sa vie, mais c’est en apartheid. Deux mondes, deux systèmes, deux univers. A l’Ouest, le pouvoir de l’argent, subordonné à la vision du monde américaine. A l’Est, le pouvoir du parti, en obédience face à Moscou. Les Allemagnes renaissent, le redressement économique émerveille le monde, en tout cas à l’Ouest. La force de caractère des Allemands, qui ont refait leur pays en quelques années, sert d’exemple. La RFA, en 1969, est la quatrième puissance économique du monde : 24 ans seulement après une défaite comparable à celle de 1648, à l’issue de la Guerre de Trente Ans : là, il faudra aux Allemands un siècle pour se relever, il leur faudra attendre un homme immense, Frédéric II, le roi de Prusse. Je reviendrai un jour sur cette terrible seconde partie du dix-septième siècle allemand, déjà abordée, dans cette même Série, avec mon épisode sur le Sac du Palatinat, par Louis XIV, no 8/144, 29 juillet 2015 ( https://pascaldecaillet.blog.tdg.ch/archive/2015/07/29/serie-allemagne-no-8-le-sac-du-palatinat-1688-1689-269035.html ).

     

    L’année charnière, c’est 1969, avec l’arrivée au pouvoir de celui que j’ai toujours considéré comme le plus grand Chancelier allemand de l’après-guerre, Willy Brandt (1913-1992). J’ai déjà beaucoup écrit, et publié, sur cet homme d’exception, je vous renvoie notamment à mon article « L’inconnu de Lübeck », publié le 6 mai 2004, dans la Revue Choisir.

     

    De son vrai nom Herbert Ernst Karl Frahm, le futur Willy Brandt passe sa jeunesse dans la fascinante ville hanséatique qui avait été, quelques décennies plus tôt, celle de Thomas Mann, et où se déroule l’action des Buddenbrook, le chef d’œuvre de 1901 qui vaudra à son auteur le Prix Nobel de littérature. Brandt, lui, recevra en 1971 celui de la Paix, pour l’Ostpolitik. Willy Brandt s’engage à gauche, devient un opposant au Troisième Reich, passe toute la période hitlérienne en exil en Scandinavie, s’installe à Berlin, ville en ruines, après la guerre, en devient le Maire (Bourgmestre-Gouverneur) de 1957 à 1966, puis Ministre des Affaires étrangères de la Grande Coalition, sous Kiesinger (66-69), puis, sommet de sa carrière, premier Chancelier social-démocrate (SPD) de l’après-guerre, en 1969. Après vingt ans de démocratie chrétienne, atlantiste et totalement subordonnée aux Américains (Adenauer, Erhard, Kiesinger), une page se tourne. L’une des plus importantes de l’Histoire allemande, depuis la guerre.

     

    Willy Brandt, Chancelier de 1969 à 1974, c’est l’homme de l’Ostpolitik. Pour la première fois depuis la guerre, la République fédérale regarde vers l’Est. Elle n’attend pas, pour cela, l’autorisation des Américains, elle s’émancipe, elle définit et poursuit des objectifs nationaux. « Deux Etats, une Nation », les quatre mots sont déjà dans le discours d’investiture de Willy Brandt, en 1969. Le ton est donné. Celui qui, vingt ans plus tard, vieilli, à trois ans de sa mort, sera encore là, pour saluer la chute du Mur, dans ce Berlin dont il avait été Maire pendant près de dix ans, aura, dès le début des années 1970, lancé le très long processus sans lequel la Réunification n’aurait pas été possible.

     

    La genèse et la paternité de l’Ostpolitik sont complexes. Il faut remonter aux trois années (1966-1969) où le SPD Brandt était, dans la Grande Coalition, le Ministre des Affaires étrangères du CDU Kiesinger. Il faut sans doute aussi remonter à ses années passées à la Mairie de Berlin. Brandt sait s’entourer : il a, autour de lui, de brillants conseillers, dont Egon Bahr, l’un des pères de l’Ostpolitik. Une équipe d’hommes, dans l’Allemagne atlantiste des années soixante, qui ressentent l’impérieuse nécessité nationale de renouer les liens historiques avec l’Est. D’abord, la RDA, autre Etat d’une « même Nation » ! Mais aussi, la Pologne, pays martyrisé par la Seconde Guerre mondiale, l’occupation allemande, l’extermination des Juifs : le contentieux est terrible. Mais encore, l’Union soviétique, adversaire no 1 de l’Allemagne nazie, quatre ans d’une guerre d’une violence incomparable, vingt millions de morts, et des millions côté allemand, et finalement la victoire du 8 mai 1945. C’est avec ces pays-là, moins d’un quart de siècle après la guerre, que Willy Brandt et ses équipes entendent renouer le dialogue. L’enjeu est immense, phénoménal. Dans la presse allemande, presque personne n’y croit.

     

    Mais Brandt et un homme de conviction. Quand on a résisté pendant douze ans à l’idéologie nazie, on n’abandonne pas ses objectifs quand on est Chancelier, et que les Américains, les chefs de la CDU-CSU, l’immense majorité de la presse allemande, vous vilipendent à longueur de journées. Ils n’acceptent pas, en pleine Guerre froide, qu’on parle avec des communistes ; le social-démocrate Brandt joue la carte nationale, il porte son regard sur les Marches de l’Est, vieille équation de l’Histoire millénaire allemande, il veut rétablir le dialogue, il est habité par une vision gaullienne (où la question nationale prime sur les choix partisans), il réussira son incroyable pari. Il a mille fois mérité son Prix Nobel de 1971.

     

    Willy Brandt se tourne vers la DDR, l’Autre Allemagne, à laquelle vous connaissez mon attachement, j’y reviendrai longuement, plus tard. Il se tourne vers la Pologne, où les cicatrices sont encore d’une terrible vivacité. Il se tourne vers l’Union soviétique. Il se rend à Erfurt, à 1970, pour la première visite officielle d’un Chancelier de l’Ouest en DDR. Il signe à Varsovie, la même année, le Traité germano-polonais qui reconnaît comme frontière la fameuse Ligne Oder-Neisse (donc, et c’est capital, il renonce aux prétentions allemandes sur maintes villes de Pologne qui étaient germaniques jusqu’à 1945, pensez à Posen ou Breslau, sans parler de Dantzig). Il signe un Traité avec les Soviétiques, à Moscou, en 1971. Enfin, il signe avec la DDR le Traité fondamental du 21 décembre 1972, par lequel les deux Allemagnes, dix-sept ans avant la Chute du Mur, se reconnaissent.

     

    L’œuvre diplomatique de Brandt est fondamentale. Elle frappe par sa cohérence, son courage, sa clairvoyance, sa vision nationale à long terme, le respect (et cela rappelle Mendès France) des engagements pris en 1969, dans le Discours d’investiture. Oui, l’Ostpolitik porte en elle quelque chose de gaullien : la puissance d’un grand dessein, l’opiniâtreté pour y parvenir, la primauté des enjeux nationaux sur les dissensions idéologiques. J’ai toujours pensé, dès mon adolescence, que Willy Brandt était le de Gaulle allemand, un homme au-dessus de la mêlée.

     

    Et puis, l’Ostpolitik a eu son moment de sacre et de grandeur. Le 7 décembre 1970, le jour même de l’Accord germano-polonais, Willy Brandt, Chancelier fédéral de l’Allemagne, s’est rendu devant le Mémorial du Ghetto de Varsovie. Il a déposé une gerbe. Il a reculé un peu. Et puis, au milieu d’une assistance saisie par l’ampleur de l’événement, par la surprise aussi, il s’est agenouillé, en silence. Il est demeuré ainsi, un certain temps qui pouvait ressembler à l’éternité, sans un mot. Quelque chose, entre l’Allemagne et la Pologne, s’était passé. Quelque chose, aussi, de cosmique, entre l’Allemagne et l’Allemagne.

     

    Pascal Décaillet  

     

     *** L'Histoire allemande en 144 tableaux – Une Série racontant le destin allemand, de 1522 (traduction de la Bible par Luther) jusqu’à nos jours. Les 24 premiers épisodes ont été publiés en 2015, et peuvent être lus directement en consultant ma chronique parue le 11 juillet 2020, ici :

    https://pascaldecaillet.blog.tdg.ch/archive/2020/07/11/serie-allemagne-c-est-reparti-307498.html .

    La Série n’est pas chronologique, elle suit mes coups de cœur, mes envies, mes lectures. Lorsqu’elle sera achevée, une version rétablissant la chronologie vous sera proposée.

     

     

     

     

     

     

  • Les médiateurs vont disparaître ? Tant mieux !

     
    Sur le vif - Mercredi 30.12.20 - 15.57h
     
     
     
    Partout en Europe, c'est le système de représentation qui est en cause. Il est en voie d'écroulement. Cela mettra des décennies, peut-être plus d'un siècle, je ne le verrai évidemment pas. Mais ce système, déjà aujourd'hui, est vermoulu. Il va s'effondrer.
     
    Représentation des citoyens par des parlementaires. Justifié au temps des diligences, et des écrasantes majorités, dans le peuple, qui ne savaient pas lire. On envoyait, dans des capitales lointaines, des gens formés, cultivés, pour qu'ils vous "représentent". Le même système, totalement injustifié aujourd'hui, encore plus demain, à l'heure du partage des connaissances et des prodigieux progrès de la numérisation.
     
    Représentation de l'information par des journalistes, fédérés dans des "rédactions". Justifié au temps des diligences, premiers trains, débuts de la Révolution industrielle, temps balzaciens, fascinants sur le plan romanesque (cf. Illusions perdues, chef d’œuvre), là encore le peuple ne savait pas lire, ou très peu. On faisait confiance à des médiateurs. Ce système a duré deux siècles. Totalement injustifié aujourd'hui : chaque citoyenne, chaque citoyen de bonne volonté accède à une masse impressionnante d'informations, est parfaitement capable de les trier, les hiérarchiser, les commenter, sans qu'une "rédaction" le fasse pour lui. Le journalisme, c'est fini.
     
    Fin des médiateurs, dans les Parlements. Fin des médiateurs, dans les "rédactions". Chacun de nous est un citoyen libre, adulte, responsable. Chacun est, s'il le souhaite, un commentateur de l'actualité. Plus besoin de parlementaires, plus besoin de journalistes. Seulement le corps des citoyens, au sein duquel on échange, on débat, on s'engueule, on s'informe, on se contredit, on partage des connaissances, on construit la Cité. Sans intermédiaires.
     
    Les Parlements, encore quelques décennies et ce sera fini, on aura trouvé un autre système, plus total, de participation démocratique. Les journalistes, encore quelques années, et ce sera fini. On aura trouvé - on a déjà trouvé - d'autres moyens de construire collectivement la connaissance et la critique.
     
    Disparition des médiateurs. Qui s'en plaint ? Je vous le donne en mille : comme par hasard, les deux corporations concernées ! Celle des parlementaires, celle des journalistes. Cette dernière a même le culot de dire : "Les médias sont indispensables à la démocratie" ! Ils nous prennent pour des cons ? Ce qui est indispensable à la démocratie, c'est la démocratie elle-même, constamment réinventée, vivante, plurielle, antagoniste. Avec ou sans médias.
     
    Citoyen, je veux la démocratie. Je m'attache au but, non aux différents clergés ou médiateurs qui, pour survivre dans un monde en mutation, se décrivent eux-mêmes comme indispensables. Et il faudrait payer leurs abonnements, ou financer l'ineffable "aide à la presse", comme on payait naguère des Indulgences, juste avant Luther ? Nous aurions commis quels crimes, à racheter ? Et eux, quel droit d'inventaire auraient-ils, sur nos consciences ?
     
     
    Pascal Décaillet