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  • Bertolt Brecht : l'élan vital des mots

     
    *** Réflexions sur la puissance d'invention de l'un des plus grands créateurs du vingtième siècle - Dimanche 02.05.21 - 14.23h ***
     
     
    J'aimerais dire ici, de toutes mes force, à mes amis profs d'allemand, que j'ose encore appeler "mes confrères", bien que je sois journaliste professionnel depuis 35 ans, qu'il faut étudier l'oeuvre - unique et géniale - de Bertolt Brecht sous un angle infiniment plus littéraire que dramaturgique. Rassurez-vous, dans les lignes qui suivent, je vais m'expliquer. Et crever un abcès qui m'enrage depuis l'adolescence.
     
    D'abord, il faut lire Brecht, et pas seulement aller voir ses pièces. L’œuvre, par la puissance inventive des mots, les choix de rythmes et de métrique, l’alternance des dialogues et de formes de chœurs antiques, tient parfaitement sans plateau de théâtre. J'aime lire Brecht, depuis bientôt un demi-siècle. Et, si je vais le voir sur les planches, alors il me faut la garantie - ou tout au moins l'espoir - d'une mise en scène de génie, innovante, éclairante. Je pense à des gens comme Giorgio Strehler, qui aurait eu cent ans cette année.
     
    Profs d'allemand, emmenez certes vos élèves voir les pièces de Brecht. Mais lisez-les avec eux, ou plutôt faites-les lire à vos disciples, à haute voix. Car cette langue-là, qui surgit et surprend à chaque réplique, est avant tout faite pour être entendue. Ce que les Allemands appellent le Hörspiel. Faites lire, lisez avec eux, toujours "mit lauter Stimme", soyez attentifs à la métrique, au souffle, aux césures, aux silences. Plus vous serez dans la rigueur du texte, plus s'élèvera en vous l’orfèvrerie de l'auteur. Je considère Brecht comme l'un des grands inventeurs de mots de la langue allemande, avec Martin Luther.
     
    Pourquoi j'écris ces lignes, pourquoi est-il question de "crever un abcès" ? Parce que j'en ai un peu assez d'entendre tout le monde, toujours, répéter sur Brecht les grandes déclarations sur la "distanciation" dramaturgique. Non que ces dernières ne soient pas passionnantes, j'en conviens. Mais enfin, un élève qui s'ouvre vers la langue allemande, "Unterwegs zur Sprache", je ne suis pas sûr que la théorie de la Distanzierung soit aussi fondamentale que cela pour l'immerger dans la langue de l'un des plus saisissants auteurs de la littérature allemande. Sa langue, ses effets, sa musique, son rythme, sa drôlerie, sa cocasserie, tout ce qui fait le sel d'un poète.
     
    Alors oui, j'invite les profs d'allemand, quand ils lisent Brecht en classe, à laisser la place au texte, à faire jouer les élèves, laisser libre cours à l'élan vital des mots. Si, en même temps, vous avez des élèves de grec, prenez les versions d'Antigone, chez Sophocle, chez Hölderlin, chez Brecht. Comparez. Toujours à haute voix. Laissez le texte vivre, et s'envoler. La puissance de vie du verbe emplira chaque espace de votre salle de classe.
     
     
    Pascal Décaillet
     

  • Bonaparte, l'homme qui surgit

     
     
    *** Essai, d'une traite, à quatre jours d'un bicentenaire - Samedi 01.05.21 - 17.58h ***
     
     
    D'abord, dans un monde qui subit la plus grande mutation politique de son Histoire, qui a pour nom la Révolution française, Napoléon est un être qui surgit. C'est la première chose qui me frappe, depuis l'enfance. Petite noblesse corse, assez modeste pour être l'homme issu du peuple. Capitaine de 24 ans, il lève le siège de Toulon. Rien que cela, c'est prodigieux. Nous sommes en 1793, la Révolution a quatre ans, l'Anglais la menace, un officier gamin renverse le cours de l'Histoire. Déjà là, l'homme surgit.
     
    Et toute sa vie, il surgira. 1796, Général en chef de la Campagne d'Italie, il a 27 ans, il passe les Alpes une première fois, déboule sur le Piémont, puis sur la Lombardie, négocie lui-même la paix avec l'Autrichien, grille Carnot dans son autorité politique, c'est au-delà du prodige.
     
    En Égypte aussi, 1798, il surgit. Bataille des Pyramides. Mamelouks. Il écrit la légende, la sienne, celle de la France, celle du monde. Il revient brutalement au pays, quitte son armée, ça n'est pas loin d'une désertion, peu importe : lui, il arrive à Paris, et s'empare du pouvoir. Nous sommes en 1799. Il a 30 ans.
     
    Le reste, vous le connaissez. Le Consulat, l'Empire, les grandes batailles, les innombrables victoires, le sang versé, les lois, le Code civil, la refonte complète de l'administration : ça n'est plus la Révolution, mais c'est tout, sauf l'Ancien Régime. L'Empire est une période unique, à nulle autre comparable, quand même beaucoup plus proche des grands idéaux révolutionnaires que d'un ordre féodal abandonné pour jamais dans les années 1789-1793. Il n'y aura pas de retour à l'Ancien Régime. Même les trois derniers rois, à la Restauration (Louis XVIII, Charles X, Louis Philippe) n'ont plus rien à voir avec les Capétiens. L'ordre divin est révolu.
     
    Napoléon surgit. A Austerlitz, il surgit. A Eylau, il surgit, par la Cavalerie de Murat. A Wagram, il surgit. Et encore à la Moskova, il surgit. Il est l'inattendu, l'imprévu, le non-désiré, celui qu'on ne voulait pas, mais qui n'a rien demandé à personne pour assumer son destin. Et encore au retour de l'île d'Elbe, le 1er mars 1815, à Golfe-Juan, sur les rivages de cette France qui s'emmerdait déjà ferme avec le bon gros Louis XVIII, l'Aigle surgit. Et de clocher en clocher, jusqu'à Paris (20 mars), il surgira.
     
    Bien sûr, il y aura Waterloo, Sainte-Hélène. Mais au Retour des Cendres, dix-neuf ans après sa mort, en 1840, l'Aigle surgit. Et son fantôme est encore plus saisissant que le personnage réel. Et Hugo, Stendhal, forgent la légende. Et l'Aigle vole, de coeur en coeur, d'âme en âme. Et la nostalgie de cette épopée immense, toute sanglante fût-elle, envahit la France. Elle ne la quittera plus.
     
    Je m'intéresse à Bonaparte depuis l'enfance. C'est l'homme sur lequel j'ai lu le plus de livres. Et pour cause : c'est celui sur qui on en a le plus écrits !
     
    La droite bonapartiste, grognarde, mais au fond profondément républicaine, la droite nationale, sociale, fraternelle, simple et chaleureuse, proche du peuple, a toujours eu mes sympathies. Les orléanistes, au contraire, me font fuir.
     
    En ce sens, oui, le legs à mes yeux est immense. Je suis Valaisan de Genève, ou Genevois d'origine valaisanne, comme on voudra, je me suis passionné pour l'Histoire de ces deux Cantons. Par hasard, l'un et l'autre, dans la même période (1798-1813), furent profondément marqués pas la France du Directoire, du Consulat, puis de l'Empire. Ca crée des liens, dans le seul ordre qui vaille à mes yeux : celui de la mémoire.
     
    Et puis, je suis tellement habité par l'Histoire allemande. Et aucun pays d'Europe, à part la France elle-même, n'a été aussi imprégné par Napoléon que les Allemagnes. C'est l'occupation de la Prusse, entre 1806 et 1813, par les Français, qui sonne le réveil de la conscience nationale allemande.
     
    Bien sûr, il y eut le sang versé, beaucoup de sang. Mais il y eut, comme dans une tragédie, une Histoire incomparable, de celles qu'on ne cesse de scruter, retrouver, réinventer. L'homme sur qui on a écrit le plus de livres ! Et la légende, sublime et tenace. Plus forte que les Lumières. Plus puissante que la Raison.
     
    Je dédie ces quelques lignes à mon confrère et ami Pierre-Alexandre Joye, camarade d'armée, frère d'armes en journalisme, hélas beaucoup trop tôt disparu. Nous avions pensé à la Bataille des Nations, en juillet 1999, en traversant Leipzig, ville natale de Richard Wagner. Nous passions notre temps à échanger sur l'Empire. Nous avions rêvé d'aller un jour à Sainte-Hélène. Ce sera pour d'autres vies. Le souvenir et la fidélité demeurent.
     
     
    Pascal Décaillet