Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

- Page 2

  • Glôzu, pour toujours

     

    Sur le vif - Samedi 28.12.19 - 17.29h

     

    Les tenanciers d'estaminets, rue de la Tour-Maîtresse, au tout début des années 80, entretenaient à la poésie et à la musique un rapport relativement discret. Non qu'ils fussent des brutes, mais enfin, lorsque vous êtes cinq ou six copains accoudés à un bar, en fin de soirée, ruminant vos nostalgies, l'évocation de Verlaine ou de Paul Fort n'est peut-être pas toujours la première de vos conversations.

    Il y avait là un bar, qui s'appelait le Corona, entre un restaurant chinois et un cabaret. Le maître des lieux avait une guitare et un piano, un nez rouge, des histoires à revendre, un smoking, il nous chantait Syracuse, de Bernard Dimey. Il avait une voix d'or, à peine atteinte par la clope, une âme de crooner, un regard tendre, complice, allumé par les choses de la vie. Il avait fait une incroyable première partie de Patrick Sébastien, à l'ONU, sous le nom de Thierry Madison : il avait passé son temps à nous baratiner, promettant l'imminence d'un numéro de jonglage, qui ne s'est jamais produit. Son vrai nom, c'était M. Glauser. Son nom, pour la vie et pour la gloire, c'est le Père Glôzu.

    Il y a les tenanciers de bar qu'on oublie, et ceux qui marquent la légende. Infiniment drôle, mais inquiétant, comme tous les clowns. L'homme aux mille tours, comme Ulysse. Capable, à tout moment, d'exploser la conversation en feu d'artifice. Il raconte. Il imite. Il mime. Il campe les personnages, dessine le décor, nous amène à la chute. L'écouter, c'était descendre le Zambèze.

    Et puis, il y avait Syracuse. Nul, mieux que lui, ne l'a chantée. C'était le tube de la soirée, la star le savait, et c'était Babylone, l'île de Pâques et Kairouan.

    Seulement voilà, la jeunesse s'use. Glôzu a quitté la Tour-Maîtresse il y a très longtemps, pour se lancer dans l'aventure, beaucoup plus connue, mythique, du Café de l'Hôtel-de-Ville. Il y fut un hôte incomparable, avec ses casquettes, son uniforme de l'armée soviétique (qu'il arbora jusque sur le plateau de GAC !), ses photos-souvenirs, mais avant tout, son exceptionnelle capacité narrative. Des histoires, encore des histoires, à n'en plus finir : sans doute son mandat comme cuisinier formateur dans une Ecole d'Hôtellerie de Corée du Nord (sic !), via un transit dantesque par Moscou, au pire moment de la Guerre froide, avec les élèves qui se prosternaient devant lui, en baissant les yeux, figure-t-il au panthéon de ce que la faconde genevoise aura été capable d'engendrer.

    Jean-Yves Glauser, alias le Père Glôzu, emporte avec lui le mystère des clowns. Cet être rare avait la grâce infinie de ne jamais se plaindre, ni laisser poindre l'écume de ses humeurs. Mais vous accueillir, vous amuser, vous distraire, vous faire pleurer de rire. Ce don, ici-bas, n'est pas si répandu. Il se dit que Calvin lui-même, s'il l'avait connu, eût sans doute explosé de la joie des humbles. Comme une promesse de paradis.

    A sa famille, à ses proches, à ses amis, une immense sympathie. Un grand Genevois nous a quittés.

     

    Pascal Décaillet

     

     

  • Genève est un théâtre

     

    Commentaire publié dans GHI - 23.12.19

     

     

    Il aura suffi, en ce matin du jeudi 19 décembre, à portée du solstice et de Noël, d’une subite vague de brume pour enrober Genève de mystère et de beauté. La matinée, fort belle, avait commencé par le soleil, cette boule de feu dont les Genevois, depuis un ou deux mois, avaient comme oublié l’existence. Et puis, très vite, une épaisse couche de brouillard. Et puis encore, le soleil qui réapparaît, joue à cache-cache avec les nimbes, se laisse entrevoir derrière l’opacité, tout cela en seconde partie de matinée.

     

    Genève est un théâtre. Natif de cette ville, j’ai la chance, six décennies après, d’habiter le quartier de mon enfance. Il est celui du lac, des parcs incomparables, de cèdres centenaires, de l’allée des séquoias, des serres du Jardin botanique. A ces lieux de sève et de vie, mon attachement est viscéral. A supposer – hypothèse d’école – que je devienne fou, je n’en finirais plus de promener ma douce démence au milieu de ce paradis, une fois perdu, mille fois retrouvé.

     

    Mais là, en cet ultime jeudi d’automne, la magique transparence du brouillard, la célérité de son irruption, l’effet de surprise, tout cela a donné au théâtre Genève la valeur ajoutée d’un décor. Cette brume n’avait rien de triste : elle nous encensait, elle nous maternait, elle nous souriait, à la manière d’une Madone. Je suis très fier d’être enfant de cette ville, et de ces lieux. C’est en eux, et aussi dans mes montagnes valaisannes, que je puisse mon énergie.

     

    Pascal Décaillet

     

  • France-Allemagne : l'équilibre perdu

     

    Sur le vif - Mardi 24.12.19 - 10.39h

     

    Le secret de la Cathédrale européenne érigée par de Gaulle et Adenauer, au début des années 60, c'est à la fois la beauté d'une réconciliation, et l'équilibre des puissances entre la France et l'Allemagne.

    De Gaulle est un germanophile, depuis toujours. Il combat l'Allemagne à deux reprises, mais il admire en profondeur cette civilisation. Lisez les Lettres, Notes et Carnets : même en captivité en Silésie, entre 1916 et 1918, le champ de références est là, qui l'inspire.

    De même, le Rhénan Adenauer, ancien Maire de Cologne, totalement insensible à l'Ostpolitik (c'est la grande limite du personnage), aime et respecte la France. Les deux hommes, sur les décombres de trois guerres (1870, 1914, 1940), sont faits pour s'entendre. Au crépuscule de leurs vies, ils veulent léguer ensemble quelque chose de beau et de fort. Ce sera le Traité de l'Elysée, en 1963, la pierre angulaire de la construction européenne.

    Aujourd'hui, jamais la France, peut-être depuis la Libération, ne s'est portée aussi mal, en matière économique et sociale. Elle n'a plus un sou. Elle n'a plus les moyens de ses politiques publiques. La CGT la paralyse et la prend en otage. Des centrales syndicales, aux pouvoirs et aux méthodes inchangés depuis 1944, font la loi. Le Code du Travail est d'une complexité inextricable. La République, en certains quartiers, n'est plus souveraine.

    Face à ce désastre, une Allemagne "réunifiée" depuis 1990. Des gens au travail. Entre syndicats et patronat, une collaboration intelligente et constructive, qui date de Bismarck, et a fonctionné depuis sans interruption - je dis bien "sans interruption". Un rapport positif au monde du travail, enthousiaste souvent. De grandes difficultés, certes, en Saxe, en Prusse, en Thuringe, liées à la politique migratoire insensée de Mme Merkel en 2015, mais cela se résorbera.

    L'équilibre des années de Gaulle - Adenauer n'est plus. La France est aujourd'hui un pays profondément affaibli. L'Allemagne, elle, va son chemin. Elle poursuit un itinéraire de renaissance entamé entre 1740 et 1786 par l'immense Frédéric II de Prusse, principalement depuis la Guerre de Sept Ans (1756-1763).

    Ce chemin, depuis deux siècles et demi, est ininterrompu. Rien, ni l'occupation de la Prusse par Napoléon (1806-1813), ni le Traité de Versailles (1919), ni même la destruction du pays en 1945, n'a pu l'arrêter. Même le 8 mai 1945 n'est, dans l'Histoire allemande, qu'une défaite d'étape.

    Le problème no 1 du continent européen aujourd'hui, ça n'est pas l'Angleterre, pays périphérique au continent. Non, c'est la rupture brutale, violente, sans retour ni recours, de l'équilibre entre la France et l'Allemagne. Comme si la voûte, dans la Cathédrale, commençait à faillir.

    Que l'Europe demeure ou s'effondre, ne dépend pas de la machine à pondre des directives à Bruxelles. Mais de l'équilibre des forces entre la France et l'Allemagne. La rupture de cet équilibre, c'est la fin du modèle de l'après-guerre. La puissance tellurique des nations survivra aux constructions abstraites et intellectuelles des cosmopolites. Ces derniers, face à l'Histoire, auront des comptes à rendre. L'ardoise sera salée.

     

    Pascal Décaillet