Sur le vif - Samedi 02.11.24 - 10.25h
En lecture politique et historique, il faut toujours se méfier des images. Des sentiments premiers. Le réel est souvent contre-intuitif, il exige temps et patience, dans l'approche.
Ainsi, l'idée que la vitalité économique allemande serait un résultat du libéralisme. C'est faux, archi-faux. Cette santé, assurément prodigieuse, vient au contraire d'une volonté d'Etat. A l'origine, soyons clairs, l'Etat prussien, celui du génial Frédéric II (1740-1786). Mais aussi, un long, un profond dialogue intime entre le privé et l'Etat. Cette synergie s'est opérée à TOUTES LES ÉPOQUES de l'Allemagne moderne : débuts de la Révolution industrielle, Empire allemand dès 1871, extraordinaire période bismarckienne, début du vingtième, Grande Guerre, République de Weimar, Troisième Reich, après-guerre.
Pourquoi, ces dernières décennies, les gens associent-ils la réussite allemande au libéralisme ? Parce qu'ils ne jugent que ce qu'ils voient : la prodigieuse rapidité et réussite de la reconstruction, sur les décombres de 1945. Ils ne la considèrent qu'à l'Ouest (comme si la DDR, totalement ignorée, n'avait pas dû, elle aussi, se reconstruire, et sans Plan Marshall, comme si Dresde, réinventée plus belle qu'avant sur le néant, n'était pas en DDR !). Ces gens, qui ne jugent que ce qu'ils voient, considèrent la réussite économique de l'Ouest, or l'Ouest est capitaliste, donc le génie allemand est capitaliste. Et le tour serait joué !
En Histoire, il ne faut pas seulement regarder ce qui nous est contemporain, ce qu'on nous montre à voir. Il faut, le long de toute une vie, laisser se confronter dans notre esprit l'infinie diversité contradictoire des témoignages. Il faut reconstituer le réel, du mieux qu'on peut, dans un fil diachronique, où la durée prend toute sa place. C'est particulièrement vrai pour l'Histoire allemande. Non seulement elle est complexe, mais en plus elle exige une disposition de l'esprit capable de saisir, en finesse, la complétude des complexités. Ce travail est celui de toute une vie. Il s'accommode mal avec les plateaux des chaînes privées parisiennes, où tout le monde se bombarde "chroniqueur", et donne son avis sur tout et n'importe quoi. L'Histoire est un chemin de connaissance, un pèlerinage. Au sens où l'entend Franz Liszt.
L'Allemagne n'est pas un pays libéral, pas plus d'ailleurs que la France. Le génie du capitalisme rhénan, celui dans lequel baigne, dès ses premières années à Trêves, puis à Cologne où il devient journaliste, le jeune Karl Marx, c'est celui d'une constante interaction entre les grandes familles possédant le charbon, les gisements, le minerai, et les structures d'Etat mises en place, aussitôt après 1813, par un génie prussien implanté en Rhénanie. Ce mélange, cette chimie de la réussite, a traversé l'Histoire industrielle de l'Allemagne moderne, TOUS RÉGIMES CONFONDUS. Il demeure parfaitement valable aujourd'hui, comme clef de lecture.
L'extraordinaire renaissance des Allemagnes, après 1945, s'est faite sur des énergies humaines pré-existantes, notamment dans la jeunesse. Sur l'absence d'un sentiment de rupture qu'aurait été la défaite, ce point-là est capital. Sur la CONTINUITE des structures encore debout après la ruine : il ne faut surtout pas s'imaginer que les avions alliés avaient tout détruit. Et surtout, sur la constante collaboration entre l'Etat, fédéral ou celui des Länder, et les acteurs privés. Soyons clairs : dans la chimie, dans la sidérurgie, dans la métallurgie, les grandes familles sont restées. On a continué à traiter avec elles.
Ces quelques lignes parlent de l'Allemagne, c'est pour moi un champ d'étude et de connaissance. Mais elles parlent aussi de la démarche historique, sa complexité, son exigence d'aller à la rencontre de tous les témoignages, toutes les paroles. Fussent-elles, du moins en première lecture, parfaitement contradictoires les unes avec les autres.
Pascal Décaillet