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L'enfance, le feu dans la terre, la musique et les mots

 
Sur le vif - Mardi 05.11.24 - 10.12h
 
 
Les nombreuses visites d'usines, dans mon enfance et mon adolescence, ainsi que les innombrables visites de chantiers du génie civil, routes, ponts, tunnels, bâtiments, tout cela m'a forgé au même titre que l'école. J'aimais l'école, mais je m'instruisais tout autant, parfois plus, en observant le réel.
 
Ma mère, Gisèle Décaillet-Rausis (1920-2010), aimait les livres et les langues, elle m'a transmis cette passion. Mon père, Paul Décaillet (1920-2007), ingénieur, était un homme du concret. Jusqu'à l'âge de 13 ans, je voulais faire son métier. Je voulais devenir ingénieur, non en génie civil comme lui, mais en mécanique, et aller faire ma vie professionnelle en Allemagne, dans une usine. La lecture du Grand Meaulnes, à l'âge de 13 ans, recommandée par M. Buchetti, mon prof de français, a constitué pour moi un tel choc qu'elle m'a précipité dans une autre galaxie. La même année, Wagner, Nuremberg, tout Beethoven, Mozart : un être en formation est un métal en fusion, sensible à tous les feux.
 
L'industrie, donc. L'été 1968, nous sommes montés au Cap Nord, en famille, en partant de Genève, un matin avant l'aube, dans la Mercedes-Benz 280 S blanche de mon père. Voyage inoubliable. Dès l'Allemagne, visites d'usines avec mon père. Puis, visite détaillée, en bateau, du port de Hambourg. Puis, bateau de Kiel à Oslo, sur une Baltique mouvementée. Puis, toute la Norvège, à travers les fjords, jusqu'au Cap Nord. Retour par un bout de Finlande, en Laponie, puis toute la Suède, avant de rentrer par le Danemark et, à nouveau, toute la traversée de l'Allemagne.
 
Rien qu'en Suède, deux moments industriels fondateurs de ma mémoire. D'abord, nous avons visité en famille les mines de fer de Kiruna, celles dont Churchill et Hitler se disputaient le minerai, en avril 1940, en tentant de contrôler le port norvégien de Narvik. Pour Churchill Premier Lord, un désastre, Un de plus, 25 ans après les Dardanelles. Ces heures, passées dans l'incroyable réseau de tunnels de Kiruna, que nous parcourions en petit train, étaient totalement fascinantes. Enfant, impressionnable, réceptif à tout, je me suis dit : "Je veux travailler plus tard dans ce domaine". Quelques jours plus tard, avec mon père, nous avons visité les usines Atlas Copco, à Stockholm : mon père envisageait, pour son entreprise, d'acquérir un Jumbo, un perforateur de tunnels. Nous avons eu droit à une visite privée du site minier ! Là aussi, pour le gamin que j'étais, fascination.
 
Nous sommes tous le produit de milliers d'expériences. Ce qui m'a formé, ce sont les langues, la poésie, la musique, les atlas de géographie, les dictionnaires. Mais aussi, et avec quelle puissance, les visites de chantiers et d'usines. J'ai fini par basculer dans un univers plus proche de celui de ma mère. Mais une autre partie de moi, héritée de mon père, m'a toujours attiré vers le concret, le travail du métal, la sidérurgie, le feu dans le rocher. La passion d'entreprendre.
 
Et si cet univers était, au fond, infiniment plus proche du travail des mots, ou du son, que ce que je voulais à tout prix, enfant, opposer ?
 
Et si mes deux passions d'enfance n'étaient que deux versions d'un même tropisme, indicible, fondamental ?
 
 
Pascal Décaillet

Commentaires

  • Monsieur Décaillet,
    Vous l’avez dit. Ab initium fuit verbum. La parole, le son, la vibration primordiale, la création, le passage de l’abstrait au concret, le premier des cinq sens. Le pèlerinage de la vie, le retour à l’origine, l’expérience, l’apprentissage du réel, un vrai travail dont le fruit est la connaissance de l’esprit, du spirituel. Votre parcours est un enseignement. Merci.

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