Sur le vif - Dimanche 18.06.23 - 09.52h
Vous entrez dans la roche, on vous donne un casque, vous prenez place dans le wagonnet d'un petit train, avec presque un côté Disneyland, et vous vous enfoncez à n'en plus finir dans les entrailles de la montagne.
Kiruna, grand Nord de la Suède, mi-juillet 1968. Les mines de fer. Ce minerai qu'Anglais et Allemands s'étaient si âprement disputé en voulant contrôler Narvik, port norvégien d'où partait le précieux métal, au printemps 1940. Le Premier Lord de l'Amirauté est le même qu'aux Dardanelles en 1915, un certain Winston Churchill. Un quart de siècle après, une fois de plus, ce sera l'échec. Les Allemands tiendront la Norvège jusqu'à la fin de la guerre.
Nous voilà donc, mi-juillet 68, dans le petit train minier de Kiruna, mes parents, ma soeur et moi. Mon père était ingénieur en génie civil. Il avait 48 ans. Les tunnels, dans la montagne, il connaissait : il avait commencé en Valais, en 1942. Fort d'artillerie de Champex, au-dessus d'Orsières.
Nous étions partis fin juin de Genève, quatre heures du matin, Mercedes-Benz blanche, 280 S. Vitesses illimitées sur les autoroutes allemandes, une semaine rien que pour traverser l'Allemagne, deux jours dans le port de Hambourg, puis Kiel-Oslo (les courants marins nous ont secoués comme jamais), puis la lente montée vers le Cap Nord : Norvège, souvenir, inoubliable. Il faisait jour, même la nuit, nous dormions chez l'habitant, les gens étaient extraordinairement accueillants, tablées de poissons au petit-déjeuner. Hareng saur, à la place de la traditionnelle tartine. J'adorais ça.
Retour du Cap Nord par la Suède, puis le Danemark, puis à nouveau plusieurs jours en Allemagne. Voyage unique, il marque une vie.
Les mines de fer de Kiruna, c'était au début de notre descente, depuis le Cap Nord. Mon père voulait absolument nous montrer ça. Spectacle fascinant. La profondeur de la roche, la propreté du chantier, sa modernité, la qualité des cantines, à l'intérieur de la montagne : Suède sociale-démocrate, soucieuse de ses ouvriers, égalitaire, modèle au monde. C'était l'époque où la gauche n'était pas encore bobo.
Je venais d'avoir dix ans. Je voulais, moi aussi, travailler dans ce monde-là. Pour être précis, je voulais - ne me demandez pas pourquoi ! - faire ma vie d'adulte comme ingénieur en mécanique en Allemagne. Je n'avais pas encore découvert (ou juste effleuré) l'autre monde, celui des livres et de la musique. Je rêvais ma vie en me calquant sur celle du seul homme adulte que j'avais à disposition, mon père. On me dira que c'était peut-être déjà pas si mal. Et on aura raison.
Si, par hasard, vous passez un jour en Laponie, allez visiter les mines de fer de Kiruna. Une partie de la vraie vie se trouve dans le ventre de cette montagne : le labeur des hommes pour maîtriser la roche. Lisez Sophocle, Antigone, le choeur, premier vers du premier stasimon, "πολλὰ τὰ δεινὰ κοὐδὲν ἀνθρώπου δεινότερον πέλει" "Polla ta deina", "Nombreuses sont les merveilles". Mais la plus éblouissante de toutes, c'est l'homme.
Pascal Décaillet