L’Histoire allemande en 144 tableaux – No 16 – Qui était-il, le « calme orphelin » découvert à Nuremberg, à la Pentecôte 1828 ? Dans cet événement biblique, il est question de parler toutes les langues. Kaspar, lui, n’en parlait aucune. Son mystère nous bouleverse.
Kaspar Hauser : avant l’histoire, avant même le mystère, il y a l’effet sonore de ces quatre syllabes. La force obscure du « A », la rugosité du « R », l’ouverture énigmatique de la diphtongue. C’est important, les sons : le récit de la courte vie (21 ans) de cet étrange jeune homme ne produirait pas sur nous la même évocation s’il s’était appelé Paul Martin, ou Jean Dupont. Du coup, l’histoire d’un adolescent sauvage nous apparaît comme naturellement jaillie des profondeurs insondables des Allemagnes, alors qu’au fond, elle aurait pu se produire n’importe où ailleurs, tant elle touche l’universel. Il y a le vrai Kaspar Hauser (1812-1833), le personnage historique ; et puis, il y a la légende, le foisonnement des imaginaires, un éblouissant poème de Verlaine, un autre de Georg Trakl, une très grande œuvre de Peter Handke, l’éternel enfant terrible des Lettres autrichiennes. Sans compter le film de Werner Herzog.
Nuremberg, 26 mai 1828, Lundi de Pentecôte : un garçon fait son apparition dans la ville, en piteux état. Il est porteur d’une lettre portant sa date de naissance (1812, il aurait donc 16 ans), et le recommandant au commandant d’un escadron militaire. Le garçon ne parle pas : dans le film de Werner Herzog (1974), il parvient avec effort à éructer le mot « Rrrross ! », le cheval. Il aurait quelque chose à voir avec le monde de la cavalerie, mais quoi ? Le maire de Nuremberg s’intéresse au jeune homme, l’existence du jeune sauvage s’ébruite, fait le tour de la ville, puis de la Bavière, puis des Allemagnes, et finalement du continent : on l’appellera « l’orphelin de l’Europe ». Il est pris en charge par un professeur qui tente son éducation, et finira tragiquement, en 1833, à Ansbach, sans doute assassiné.
Voilà pour le Kaspar historique. De son vivant déjà, la légende s’empare de son cas : le jeune homme, qui aurait passé son enfance reclus dans un cachot noir, aurait, dit-on, une ascendance de très haute noblesse, on voit en lui (entre autres) l’héritier du Duché de Bade. De partout, on se répand en conjectures : l’Europe se passionne pour le destin muet de « son » orphelin.
Coïncidence : 28 ans auparavant, dans l’Aveyron, on avait mis la main, le 8 janvier 1800, à l’aube du siècle et du Consulat, sur Victor, enfant nu et muet, qui donnera à François Truffaut, en 1969, l’argument de l’un de ses films les plus bouleversants, « L’Enfant sauvage ». Chez Truffaut comme chez Werner Herzog, un film d’une humanité profonde sur la nature du langage, le processus de son acquisition (on pense au titre du livre de Heidegger, Unterwegs zur Sprache). Dans les deux cas, cette question : ce qui n’a pas été acquis dans les premières années, peut-il être rattrapé plus tard ? Pour ma part, face à ces deux films, puis aussi face au texte « Kaspar », de l’écrivain autrichien Peter Handke (lu beaucoup plus tard), c’est cette question-là qui domine ; la nature des origines, de noblesse ou de roture, ne m’intéresse que modérément, en comparaison de ce point fondamental. Kaspar nous concerne, nous émeut, tout comme le Victor de Truffaut, parce qu’il y est question du langage, de la transmission, par quoi nous sommes tous passés.
Ce qui trouble, c’est la fascination de l’Europe, depuis bientôt deux siècles, pour le mythe Kaspar. Verlaine en fera l’un de ses poèmes les plus célèbres :
Gaspard Hauser chante :
Je suis venu, calme orphelin,
Riche de mes seuls yeux tranquilles,
Vers les hommes des grandes villes :
Ils ne m'ont pas trouvé malin.
A vingt ans un trouble nouveau
Sous le nom d'amoureuses flammes
M'a fait trouver belles les femmes :
Elles ne m'ont pas trouvé beau.
Bien que sans patrie et sans roi
Et très brave ne l'étant guère,
J'ai voulu mourir à la guerre :
La mort n'a pas voulu de moi.
Suis-je né trop tôt ou trop tard ?
Qu'est-ce que je fais en ce monde ?
O vous tous, ma peine est profonde :
Priez pour le pauvre Gaspard !
Le grand poète autrichien Georg Trakl (1887-1914), qui lui-même, ayant mis fin à ses jours à l’âge de 27 ans, est passé dans ce monde comme une étoile filante, nous livre en 1913 un « Kaspar Hauser Lied » que tout germaniste devrait donner à lire à ses élèves, et dont voici la première strophe :
Er wahrlich liebte die Sonne, die purpurn den Huegel hinabstieg,
Die Wege des Walds, den singenden Schwarzvogel
Und die Freude des Gruens.
Verlaine, Trakl (sur lequel nous reviendrons dans cette Série), Handke. Et tant d’autres. Kaspar nous hante, nous habite. Il nous accompagne. Il pourrait être chacun de nous si cet essentiel de la transmission (par une mère, un père, un maître) nous avait, par malheur, fait défaut. Humains, que serions-nous sans le langage ? Sans l’affection des premières années ? L’enfant, dans la source latine du mot, c’est celui qui ne parle pas. « L’Enfant sauvage », c’est celui qu’on a privé du miracle de la parole.
Alors, germanique ou universel, Kaspar ? Son cas de figure échappe aux barrières des nations, des langues justement. Et pourtant… Il n’est peut-être pas indifférent que l’affaire Kaspar ait fait irruption au milieu d’une époque, d’une langue, d’une civilisation qui, des penseurs du dix-huitième jusqu’à Heidegger, place la question du langage au centre des attentions. Elle est là, la vraie affaire Kaspar. Au cœur de chacun de nous, dans le mystère de notre relation avec la chose dite, cette oralité porteuse de toute émotion. Elle-même, justement, proche de l’indicible.
Pascal Décaillet
*** L'Histoire allemande en 144 tableaux, c'est une série non chronologique, revenant sur 144 moments forts entre la traduction de la Bible par Luther (1522-1534) et aujourd'hui.
Prochain épisode - Empire colonial : la folie mondialiste du Kaiser.