L’Histoire allemande en 144 tableaux – No 15 – « Vor der Kaserne, vor dem grossen Tor… » : au fond de nos âmes, pour toujours, les mots inoubliables… Mais cette chanson, si connue, d’où vient-elle vraiment ? Récit d’un miracle, qui passe par Radio Belgrade, aux mains des Allemands, un soir d’août 1941…
C’est la chanson la plus célèbre du vingtième siècle, l’une des plus belles. Tout le monde la connaît, la fredonne. Une histoire toute simple, avec des vers très courts, une caserne, une lanterne, deux êtres qui s’aiment, séparés par le destin. Il faut que ces mots-là soient entonnés par une femme, il faut qu’elle soit sublime, fatale, il faut que les notes se perdent dans la nuit, c’est une chanson de légende.
Première chose : « Lili Marleen », ça n’est pas Marlène Dietrich ! L’immense star, un jour de 1944, l’a récupérée, l’aubaine du prénom correspondait, elle en a fait sa chose, le monde a adoré, et c’est sans doute l’un des hold-up les plus réussis du vingtième siècle. Non, la chanson est plus ancienne, beaucoup en ont restitué l’histoire, comme Jean-Pierre Guéno, qui a beaucoup travaillé pour retracer des parts de vérité, sous la légende.
Par exemple, « Lili Marleen » ne date pas de la Seconde Guerre mondiale, mais de la Première ! Elle aurait même juste cent ans, cette année. En 1915, Hans Leip, 21 ans, élève-officier à Berlin, aurait écrit ce poème, avant d’être envoyé sur le front russe. Et ça n’est que 22 ans plus tard, en 1937, que Lale Andersen, le redécouvrant, l’aurait fait mettre en musique, puis interprété. Jusqu’à la guerre, la chanson ne marche pas trop bien.
Le déclic, c’est Belgrade 1941. Et là, pour tout comprendre en trois minutes inoubliables, il faut absolument voir ou revoir le film « Lili Marleen » (1980) de Rainer Werner Fassbinder (1945-1982). La chanson, un peu par hasard, suite à un bombardement britannique sur Belgrade occupée (depuis le printemps) par la Wehrmacht, est diffusée pour la première fois le 18 août 1941, à l’attention de toutes les troupes allemandes, là où elles se trouvent, sur les différents fronts européens. Radio Belgrade, c’est l’émetteur de la Wehrmacht, pour distraire le soldat. J’ignore ce qui s’est passé vraiment, dans les consciences, ce 18 août-là, mais une chose est sûre : la scène de Fassbinder est saisissante. On y entend « Lili Marleen », et on nous montre les soldats allemands, découvrant en même temps la chanson, sur l’ensemble de l’Europe : dans un U-Boot, dans des tranchées, dans le désert, sur le front de l’Est.
Trois minutes inoubliables. Les paroles s’envolent, entrent dans l’Histoire, pour ne plus jamais la quitter. Le régime voit très vite le succès qu’il peut en tirer, la chanson, en pleine guerre, fait le tour du monde. Très vite, elle devient l’histoire de tout soldat, où qu’il soit, pris de nostalgie amoureuse en montant la garde. Le maréchal Rommel, héros de l’Afrikakorps, adore Lili Marleen, comprend son rôle sur le moral de la troupe, insiste pour qu’elle soit programmée en boucle.
Et puis, sur la fin de la guerre, voilà Marlène, la vraie, celle de l’Ange Bleu (1930), Marlène Dietrich, la star mondiale passée de l’autre côté, et qui chante pour les soldats alliés, ceux de l’Armée Patton en Europe. L’orthographe de son prénom n’est pas celui de la chanson, mais la coïncidence est trop belle : il faut que cette chanson, face au monde, devienne la sienne. Elle l’interprètera, tout au long de sa carrière. Et puis, dans la foulée, les plus grands artistes de la planète, dans toutes les langues. Très vite, la puissance de la légende s’impose : il n’y a plus de texte original, plus de premier auteur, il n’y a plus que l’immensité sensuelle d’une voix, la beauté d’un refrain universel, le miracle fait son œuvre.
Vor der Kaserne
Vor dem großen Tor
Stand eine Laterne
Und steht sie noch davor
So woll'n wir uns da wieder seh'n
Bei der Laterne wollen wir steh'n
Wie einst Lili Marleen.
Wie einst Lili Marleen.
La voilà, cette histoire. J’ai eu le privilège, il y a quelques années, de voir Hanna Schygulla, sur le plateau de la Comédie de Genève. J’ai pensé à Fassbinder, très fort. Car, en Allemagne, le mythe nourrit le mythe : une chanson en entraîne une autre, Sophocle appelle Brecht et Hölderlin, Hans Leip et Lale Andersen appellent Marlène Dietrich, Lili Marleen convoque nos amours, nos nostalgies, chaque fois la vie renaît, chaque fois la strophe repart. La puissance de la culture allemande, dans la poésie comme dans la musique, c’est cette capacité à réinventer le monde. Comme au premier soir. Avec juste une caserne, une lanterne, l’impétuosité du souvenir. Comme sur Radio Belgrade, un certain soir d’août 1941.
Pascal Décaillet
*** L'Histoire allemande en 144 tableaux, c'est une série non chronologique, revenant sur 144 moments forts entre la traduction de la Bible par Luther (1522-1534) et aujourd'hui.
Prochain épisode : Kaspar Hauser, l'orphelin de l'Europe.