Sur le vif - Samedi 13.06.15 - 16.58h
A quoi sert un journal ? J’en ai lus des dizaines de milliers depuis mon plus jeune âge, sans jamais pouvoir répondre à cette question. J’ai longtemps collectionné les journaux papier, puis travaillé en 1994 sur des centaines d’exemplaires originaux de l’Affaire Dreyfus, pour ma série radiophonique, j’écris depuis très longtemps dans des journaux, j’en lis, j’en dévore, mais je ne saurais dire, au fond, pourquoi. Pourtant, il y a une chose dont je suis sûr : le samedi, en début d’après-midi, mêmes heures et même endroit, invariablement, il faut que je lise Gauchebdo.
Car quand on aime, il y a pulsion. Nécessité. Mes parents m’avaient abonné très jeune au Nouvel Observateur, je leur en suis infiniment reconnaissant. C’était au début des années 1970, je suivais avec passion la montée de François Mitterrand vers le pouvoir : échec en 1974, luttes internes avec Rocard, puis voie royale vers le 10 mai 1981. Ce journal, de souche mendésiste, était plutôt rocardien, mais il y a bien eu un moment (soit après l’échec législatif de mars 1978, soit après Metz, 1979, victoire de Mitterrand sur Rocard), où il a fallu qu’il se range derrière un homme. Tous les mercredis de mon adolescence, je déchirais le cellophane devant la boîte aux lettres, impatient de voir ce que cette équipe rédactionnelle hors pair nous avait concocté.
Gauchebdo, c’est la même chose. J’aime leur démarche. Leur solitude. Leurs paris sur l’intelligence et la culture. Tiens, aujourd’hui, dans le numéro 24 (12 juin 2015), qui vient de sortir, une page sur les destins tragiques d’antinazis en RDA : Pierre Jeanneret nous résume la thèse universitaire de l’historienne Alix Heiniger. C’est totalement passionnant, méconnu, ça brise les préjugés, ça donne envie de se précipiter sur la thèse. Ou encore, un papier sur l’histoire des synagogues en Suisse, en partant du livre de Ron Epstein-Mil. Ou encore, Kader Attias, l’Histoire algérienne au Musée des Beaux-Arts de Lausanne. Quelques exemples, pour ce seul numéro 24, l’ensemble du journal, sans pub, ne dépassant pas huit pages.
La vérité, c’est que Gauchebdo résiste. Oh, il y en a d’autres : je soutiens que de l’autre côté de l’échiquier, la Weltwoche résiste (avec certes des moyens incomparables). Gauchebdo résiste, c’est une minuscule équipe, on y parle de la Grèce d’aujourd’hui, celle de Tsipras, de l’Allemagne, de l’Italie, on y présente des artistes, des solitudes, des combats d’homme et de femmes. Alors voilà, moi qui ai dévoré tant de journaux sans jamais pourvoir dire le pourquoi de cet appétit, je peux au moins affirmer une chose : Gauchebdo résiste. Et les lire, chaque samedi, me donne envie de vivre. Et de tenter d’écarter - un peu – le champ du possible.
Pascal Décaillet