Sur le vif - Jeudi 04.06.15 - 16.33h
« Les braves chaînes locales ». C’est l’expression utilisée par Jacques Pilet dans sa chronique de l’Hebdo, parue ce matin. Le texte s’appelle « Sauver la SSR », il est franchement complexe, donne un peu raison et tort à tout le monde, à la vaudoise, disons qu’il défend surtout les éditeurs, et tend à faire croire que le seul combat, en Suisse, serait entre les géants du papier et le « service public » audiovisuel. A cet égard, plaidant pour Ringier, le chroniqueur plaide pour sa paroisse.
Je ne commenterai pas cette chronique, son unité de matière et l’épine dorsale de son argument m’ayant un peu échappé, mettons cela sur ma fatigue, et la chaleur. Mais je n’accepte pas les « braves chaînes locales ». Parce qu’il y a, dans cet adjectif, quelque chose de condescendant, et même de méprisant. Surtout lorsqu’il vient d’un grand journaliste, connaissant le poids des mots. L’expression laisse entendre que les chaînes locales seraient, face à la SSR, en quelque sorte inoffensives. En cela, l’auteur de la chronique épouse, avec une obédience et une béatitude qui étonnent, l’argument sans cesse ressassé par les grands pontes de la SSR : leur seule concurrence serait étrangère (les fenêtres publicitaires de M6, Canal +, etc.), et dans ce combat de chefs, les TV régionales, qu’on aime bien au fond, compteraient pour beurre.
Cette vision est non seulement méprisante, mais elle est totalement fausse. Prenons les TV régionales (Canal 9, La Télé, Léman Bleu, entre autres, en Suisse romande). Aujourd’hui, elles sont sans doute chétives face au Mammouth, Mais demain ? Après-demain ? Progressivement libérées, au fil des années, d’un carcan législatif qui leur est un corset, et favorise de façon éhontée la SSR ; gagnant patiemment, toujours au fil des ans, au prix d’un travail de proximité acharné, au quotidien, du crédit et du respect dans leurs zones de diffusion respectives, il n’est pas sûr que leur avenir soit de demeurer éternellement aussi dénuées de danger concurrentiel pour la SSR. D’ailleurs, en certains cantons, tranche par tranche, avec du courage et des moyens incomparablement plus faibles, ce travail de concurrence est en cours. Il n’est jamais gagné, parce que dans ce métier, rien ne l’est, il faut se battre tous les jours de la semaine, sans répit, rénover, réinventer, et peut-être y laisser sa santé. Toute guerre a un prix.
Je n’aime pas « les braves chaînes locales », parce que l’expression vient d’un homme du privé, qui connaît le principe de concurrence, l’extrême difficulté à survivre hors du cocon protégé de la SSR, auquel il a, comme moi, naguère appartenu. Il n’y a pas, mon cher Jacques, que les géants des journaux imprimés (Ringier, Tamedia) face au titan SSR. Il existe une quantité d’autres foyers de créativité. Et je ne parle ici que de mon domaine, l’information. Les gens qui travaillent dans « les braves chaînes locales », je les connais pour les fréquenter tous les soirs, lorsque je quitte le bureau de mon entreprise pour aller faire mon émission. Ils sont courageux, bosseurs, inventifs, entreprenants. Je les apprécie énormément.
Dire « braves chaînes locales », c’est parler de son bureau, quelque part, je ne sais même plus si tu es du côté de Lausanne ou de Zurich. Mais c’est méconnaître la réalité actuelle du terrain, en Suisse romande. Le terrain, c’est une très belle vitalité, avec hélas très peu de moyens, pour ces médias privés. La réalité, c’est que ces TV régionales assument de plus en plus, elles, ce fameux mandat « de service public » dont ne cesse de se targuer la SSR. Elles couvrent, de façon intensive et créative, l’actualité politique, économique, culturelle, scientifique et sportive de leurs zones de diffusion respectives. Elles donnent la parole aux gens, et pas seulement aux puissants. La vraie concurrence, c’est celle-là : la plus-value de plaisir dans l’ordre de la créativité.
Et puis, il faudra bien vite s’habituer à cesser de parler de « TV », de « radios », avec des grilles de programmes. Tout cela est en voie d’être révolu. Les batailles de demain se joueront – c’est déjà parti – sur d’autres supports, tout le monde le sait. L’avenir pourrait bien appartenir à de petites unités de production, musclées, sans graisse, sans lourdeurs organiques, juste orientées sur la création, la production. Allez disons, pour reprendre le si beau mot de René Char, « le désir demeuré désir », dans l’ordre d’un métier épuisant, mais tellement gratifiant.
Pascal Décaillet