Sur le vif - Mercredi 18.06.25 - 10.20h
Parmi tant de moments inoubliables, je viens de réécouter le troisième mouvement du Concerto pour piano no 3 en ut mineur, opus 37, de Beethoven. Au piano : Brendel. Au pupitre : Abbado.
La présence de ces deux hommes si rares, sans compter le Berliner Philharmoniker, la qualité de ces deux âmes, le sublime intrinsèque de l’œuvre, sa place dans l’évolution beethovenienne, m’amène, une fois de plus, à réfléchir à cette chose unique, indicible, fuyante comme le passage de l’Ange, qu’on appelle la grâce.
Je ne parle pas ici de la grâce théologique, celle d’un Bernanos, celle d’une Simone Weil, celle d’un Maritain. Non, la grâce en musique. La grâce en poésie. La grâce dans les arts. Ce moment furtif, imprévisible, où la profondeur, libérée de toute gravité, s’en va déjà disparaissant dans l’éther.
En musique, j’aime la profondeur, celle d’un Richard Strauss. Mais j’aime aussi la grâce : Mozart, Schubert, Schumann, Debussy, Schönberg, Bartók, et….. à nouveau Richard Strauss, celui du Rosenkavalier, scène finale, Sabine Devieilhe, juin 2025.
Abbado, c’est la grâce. Brendel, comme Clara Haskil, comme Martha dans Schumann, c’est la grâce, à l’état pur. Harnoncourt, c’est la grâce.
J’ai écrit « réfléchir à la grâce ». Ça n’est pas le bon verbe. Je ne «réfléchis» pas trop, dans la vie. Enfin, pas au sens d’un bonhomme qui, à froid, se proposerait tel thème à empoigner, avec des syllogismes et des consécutives.
Mais « réfléchir », en musique, est peut-être au fond le bon terme. Si on entend par ce verbe, au sens premier, la capacité à laisser se mirer sur l’écran de notre être sensible ce moment d’arrachement à la pesanteur qui s’appelle la grâce. Cette disponibilité est question d’antennes, de vie intérieure, d’appétence au monde. Pas la mondanité, le monde !
Alfred Brendel, dans la clarté de conception de l’œuvre comme dans l’infinie délicatesse du toucher pianistique, c’est la grâce. À l’état pur.
Pascal Décaillet