Dimanche 08.02.15 - 18.00h
A l’aula du Collège Sismondi, trois soirs de suite, le rare bonheur d’une polyphonie féminine. Les voix d’Hécube et de Cassandre, d’Hélène et d’Andromaque. Les voix des vaincues. Les voix de ces reines et princesses de Troie, soudain tombées en esclavage, pour cause de défaite. Leurs maris, leurs fils sont morts : on n’entendra, dans les Troyennes d’Euripide, représentées pour la première fois aux Dionysies de 415 avant J.C., ni le timbre d’Hector, ni celui de Priam. Il ne reste que leurs veuves, aux mains des Grecs. Hécube donnée à Ulysse, Cassandre à Agamemnon, Andromaque à Neoptolème, fils d’Achille, plus connu sous le nom de Pyrrhus, celui de Racine.
Les seules voix mâles sont celles du dieu Poséidon, ou celles des vainqueurs : Ménélas qui voudrait tuer sa femme Hélène, mais l’amour est trop fort ; Talthybios, le héraut grec, interprété par quatre garçons. Les comédiens viennent tous de la filière préprofessionnelle d’art dramatique du Conservatoire, sous la direction de Jacques Maitre. Je dis « polyphonie féminine », parce que « Les Troyennes », que je n’avais plus lues depuis plus de 35 ans, sont une œuvre construite autour des femmes, de leurs voix, de leurs pleurs, leurs souvenirs, leurs incantations. La voix donnée aux femmes. Aux victimes. Aux survivantes. Juste encore dans le camp des Grecs, devant Troie. Mais en partance pour leurs vies de captives. Des femmes vendues en esclavage : en cet hiver 2015, ça ne vous rappelle rien ?
Et c’est là, dans le jeu de miroirs de l’abominable actualité de l’Etat islamique mais aussi celle de l’Afrique de Boko Haram, qu’un texte créé il y a 2500 ans, avec une puissance inouïe, nous étourdit de sa modernité. Dans l’aula de Sismondi, vendredi soir, juste après la pièce, tout le monde parlait de l’éternité du mal, l’immuable noirceur, celle qui transcende les siècles. Face à ce constat du tragique, il y a la beauté de toutes ces voix, à commencer par celles des femmes. Dans les tirades individuelles comme dans les remarquables parties chantées du chœur, la troupe des comédiennes et comédiens fait front. Ils nous font face. Ils nous délivrent dans les yeux le texte d’Euripide. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le spectateur le reçoit.
Reste le texte d’Euripide. Le retrouver. Le rouvrir. Et puis, relire Hécube aussi, ou Andromaque. Surtout, retrouver Cassandre dans l’éblouissante version de l’auteur est-allemande Christa Wolf (1983). Car voyez-vous, et j’y reviendrai dans les semaines et les mois qui viennent, s’il est une culture envers qui l’Allemagne a une dette phénoménale, jamais niée d’ailleurs, c’est bien celle de la Grèce. Pas seulement par Hölderlin et Goethe. Mais par les plus contemporains des auteurs germaniques : Heiner Müller et Christa Wolf, notamment. Il me trotte dans la tête qu’évoquer la lourde splendeur de cette dette-là, à l’heure où l’on ne parle que de la financière, sonnante et trébuchante, est tout sauf hors-sujet. Je tenterai de brasser tout cela, ici même, dans les temps qui nous attendent. J’y avais beaucoup œuvré jadis. Et tout cela, aujourd’hui, me revient comme un torrent oublié, trop longtemps contenu. La très belle mise en scène de Jacques Maitre, la qualité du travail de ses élèves, tout cela nous remue, nous réveille. Réinventer la Grèce, comme on revient à la vie.
Pascal Décaillet